jeudi 28 février 2013

Le Gouffre


Le Gouffre

de Leonid Andreïev

L’âge d’argent de la littérature russe

Léonid Andreïev est peu connu en France, et à la lecture de ce premier volume de l’intégralité de son œuvre narrative, on ne peut que le regretter. Coincé entre l’âge d’or de la littérature russe de la fin du dix-neuvième siècle et l’avènement de l’URSS, une poignée d’œuvres nous était parvenue avant que les éditions José Corti n’aient la bonne idée d’éditer cette collection de cinq ouvrages dans une magnifique traduction signée Sophie Benech.

Pourquoi Andreïev mérite-t-il d’être lu ? Parce que comme ses illustres ainés, il a su capter non seulement son époque et l’âme russe, mais aussi ce que chacune comportait d’universel et d’intemporel. Ce premier volume commence pourtant par de petites miniatures d’à peine quelques pages où l’influence de Gogol se fait sentir, quand l’auteur ne nous fait pas partager des anecdotes directement tirées de son expérience personnelle. C’est le cas notamment pour deux nouvelles à tonalité judiciaires (La plaidoirie et Les premiers honoraires) qui nous révèlent les déceptions qu’a pu rencontrer Andreïev pendant sa courte carrière d’avocat, abandonnée pour la littérature sur les conseils de Maxime Gorki. Ce que révèlent ces deux nouvelles, c’est que plus encore que l’avis de Gorki, c’est le caractère inacceptable de ne pouvoir rien faire pour empêcher des innocents d’être condamnés tout en étant trompé par des escrocs qu’on s’évertue à défendre qui a poussé le jeune homme à mettre un terme à sa carrière.

Toutefois, l’essentiel n’est pas là : il ne s’agit que de deux nouvelles sur les trente-cinq que compte ce premier volume. Et les trente-trois restantes n’ont rien de la chronique judiciaire. Les thèmes sont variés, mais l’on retrouve souvent dans les premières miniatures cette empathie pour les êtres faibles, cette douce compassion d’un auteur pour ce qui constitue l’âme russe, les moujiks, les gens simples. Comment ne pas penser à Gogol et à un certain théâtre de Tchékhov, voire à certaines œuvres de jeunesse de Dostoïevski, quand on voit Garaska, qui donne son nom à la toute première nouvelle, incapable de retenir des sanglots quand on lui témoigne du respect en l’appelant par son patronyme pour la première fois, ou quand un jeune homme aime de tout son cœur le pauvre Aliocha, idiot et exploité par une bande de malfrats pour leurs basses œuvres.

L’âme

Au fur et à mesure que l’on avance dans le recueil, cependant, l’écriture évolue. L’atmosphère est plus sombre, les mots plus précis, la langue plus poétique et des thèmes récurrents font leur apparition et témoignent que l’auteur s’est bien affranchi de ses aînés, tout en n’oubliant pas leur influence. Transparaît notamment assez vite une perception angoissante de la ville. Ainsi, dans A la fenêtre, le personnage semble à la fois emprisonné dans sa petite chambre et, « blotti entre ses murs et son plafond qu’il aurait pu aisément toucher en tendant les bras », protégé de la vie et des gens qui s’agitent au-dehors. On retrouvera d’ailleurs ce type de personnage maladif et replié sur soi plus tard dans l’œuvre d’Andreïev (Dans un sous-sol et son improbable Crèche, et plus encore dans La ville, ultime nouvelle de ce volume).

Cette vision de la ville, de plus en plus grande et oppressante, est d’autant plus terrifiante qu’elle s’oppose à des descriptions splendides de la nature, alors même que poussent sans cesse de nouveaux murs, là où étaient des champs. La nature d’Andreïev ne se contente d’ailleurs pas d’être belle, elle est un refuge pour l’âme des hommes, sans cesse malmenée. Ce clivage entre l’homme et la nature n’apparaît sans doute nulle part mieux que dans Le gouffre, la nouvelle qui donne son titre à ce recueil. Là, ce qui commençait comme une promenade d’amoureux à travers champs se métamorphose en une vision d’horreur à mesure que des hommes toujours plus nombreux et inquiétants se mettent à pulluler et que les ténèbres tombent. On assiste alors à une scène horrible, qui nous frappe d’autant plus que l’auteur la fait trancher sur une description de la nature, pleine de douceur et de poésie. Mais même lorsqu’elle est menaçante et prend l’apparence d’une rivière en cru ou d’un incendie, la nature est source d’apaisement pour les personnages torturés par les hommes et la vie qui n’a plus aucun sens. Là où elle est vierge, il fait bon et on oublie tout ; seuls les hommes sont capables de la pervertir et ne s’en privent pas (encore ces villes, qui empiètent toujours plus sur les champs…).

L’ombre et la lumière

Car l’œuvre d’Andreïev est sombre. C’est l’œuvre d’un jeune homme profondément marqué par Nietzsche et Dostoïevski, qui écrit à une époque où Dieu est mort et qui pressent le chaos à venir, celui de la guerre et de la chute du tsarisme. Aussi, ils sont nombreux, les dépressifs, les malheureux, les faibles qui ne peuvent que constater qu’ils ne sont pas forts sans pouvoir l’assumer (Histoire de Sergueï Pétrovitch), ceux dont on se moque (Le rire, glaçante) et ceux pour qui la vie, tout simplement, n’a plus aucun sens (La fête, Au printemps). « Ils veulent tous se tuer », dira même une mère qui découvre une arme dans la chambre de son fils – et Andreïev est mort des suites d’un suicide raté.

L’œuvre est sombre, certes, mais elle n’est pas dénuée d’espoir. Il prendra parfois les traits d’une jeune fille un jour de fête ; d’autres fois, il faudra juste vivre. C’est une œuvre de fin de cycle, parfaitement adaptée à notre époque : on cherche désespérément un sens introuvable à ce qui n’en a plus, on s’écrase contre un mur, « mais chaque cadavre n’est-il pas une marche qui mène à son sommet ? […] Couvrons la terre de nos cadavres ; nous en jetterons encore d’autres dessus, et nous arriverons ainsi jusqu’au sommet. Et s’il n’en reste qu’un, celui-là verra le monde nouveau. » (Le mur, étrange nouvelle qui tranche avec le reste du recueil, mais interpelle et marque.)

Le beau

Et puis, Andreïev, c’est aussi une écriture magnifique, même dans ces toutes premières œuvres où il est intéressant de voir l’écriture gagner en fluidité et en maturité. Ce recueil regorge de joyaux comme cette description du son du tocsin par le narrateur, réveillé en pleine nuit et qui perçoit au loin l’incendie qui se rapproche :

« Les immenses tilleuls, comme éclaboussés de sang, palpitaient de leurs feuilles rondes qui se recroquevillaient craintivement, mais leurs voix étaient couvertes par les coups brefs et puissants de la cloche en branle. A présent, les sons étaient clairs et nets, ils fonçaient à une vitesse folle, comme une volée de pierres incandescentes. Ils ne tournoyaient pas dans l'air comme les colombes de l'angelus du soir, ils ne déferlaient pas comme les vagues caressantes du carillon en fête, ils volaient droit devant eux, tels les terribles hérauts du malheur, qui n'ont pas le temps de regarder en arrière et dont les yeux sont écarquillés d'horreur. »

Et puis, il y a cette perle, la plus belle nouvelle du recueil, à moins que ça n’en soit même pas une, que ce soit un poème ou même que ce ne soit que quelque chose d’infiniment beau – l’âme du poète et de l’écrivain, l’âme de l’artiste quel qu’il soit. Il y a ce titre bizarre, La vie est belle pour les ressuscités, qui commence comme une balade dans un cimetière et qui se termine comme une œuvre complète en cinq volumes et un plaisir immense offert à chaque lecteur. Comme si Andreïev trouvait enfin un sens non seulement à sa vie, mais à celle de chacun. Comme si l’art, véritablement, pouvait sauver le monde.

Et puis…

Et puis…

Et puis…

Lisez Andreïev !

mercredi 27 février 2013

Le Tunnel

Le Tunnel

d’Ernesto Sabato

Les carnets du sous-sol

Le tunnel aurait pu commencer par ces lignes :

Je suis un homme malade. Je suis un homme méchant. Je suis un homme déplaisant.

Car Juan Pablo Castel semble aussi seul dans son tunnel que Dostoïevski dans son sous-sol. Comme lui, il est animé d’un mépris sans bornes pour le monde qui l’entoure et dans lequel il évolue, à commencer par les critiques qui ne comprennent rien à son art. Car contrairement à Dostoïevski dans son sous-sol, Juan Pablo Castel est peintre ; et il nous apprend rapidement qu’il a tué sa maîtresse, Maria.

Ce récit est donc une confession dans laquelle l’assassin et surtout l’homme se livre. Cela commence comme commencent les aveux : avec des détours, comme si on voulait noyer le poisson, comme si on hésitait à se lancer comme un Empédocle au sommet de l’Etna. Parce qu’avouer, c’est se confronter à soi-même, à sa faute ; c’est un peu comme accepter la mort du soi tel qu’on voudrait qu’il soit. Dans ces premières pages, Castel n’en est pas encore au stade de l’acceptation. C’est plutôt la colère qui domine : il est agressif, imbu de lui-même, méprisant au point d’en devenir lui-même méprisable. Puis, les masques tombent lorsque paraît Maria, et Castel nous dit son amour fou, démesuré et immédiat pour cette femme qui fut la seule à comprendre son oeuvre et la seule à le comprendre lui. Et commence alors le récit d’une relation qu’on sait d’avance condamnée, qu’on aurait su condamnée même si on n’avait pas su Maria morte, même si on n’avait pas su Maria mariée ; qu’on aurait su condamnée parce que Castel est un homme malade, et que cela l’a transformé en un homme méchant et un homme déplaisant.

Castel nous dresse donc le tableau d’une relation sordide, malsaine, une relation où la langueur et le partage ne sont que le prélude à la jalousie, de plus en plus intense, à des disputes, de plus en plus violentes. Lecteur, on ne sait qui haïr (le mot n’est pas trop fort et c’est une grande force de ce livre de nous faire ressentir de tels sentiments, fussent-ils négatifs). On hait Castel pour sa jalousie, pour sa suspicion, pour l’exclusivité qu’il exige d’une femme qu’il sait mariée et qui ne lui a rien demandé. On hait Maria pour ses réponses équivoques, pour la froide distance avec laquelle elle traite son amant, pour ses silences, son absence et son égoïsme.

Comme des oiseaux en cage

On en est à peu près là quand vient l’explication du titre, Le tunnel, et c’est un passage magnifique. Et alors, on comprend que l’on ne peut haïr personne. On comprend que ce roman est l’histoire d’un oiseau en cage qui, à travers ses barreaux, rêvait de vivre avec cette oiselle qui voletait librement de branches en branches en chantant de toute la force de ses petits poumons d’oiselle. Mais l’oiseau dans sa cage ne pouvait pas être libre. Alors il a rêvé de mettre l'oiselle en cage, quitte à ce qu’elle cesse de voler, quitte à ce qu’elle cesse de chanter, et peut-être même pour qu’elle cesse de chanter.

Parce que l’oiseau en cage était seul. Et prisonnier de cette solitude, il lui fallait détruire cette liberté dont il ne pouvait se saisir et qui le rendait malade, et méchant, et déplaisant.

C’est cette solitude que nous raconte Sabato. Il nous conte l’enfermement auquel conduit cette solitude et à quel point elle rend insupportable la liberté. Et nous, lecteurs, on se surprend à les plaindre ces personnages qu’on avait haïs, et même à s’en vouloir de les avoir haïs. On plaint Maria qui baigne dans son sang. On plaint Castel qui nous écrit de derrière sa cage, les ailes brisées.