mardi 18 juin 2013

Allégeance


Allégeance

« J'ai de l'ambition tout comme un autre, mais qu'un puissant du jour nous refuse un brevet ou une pension, et quelle joie de quitter l'antichambre sans avoir à remercier Monseigneur, et de marcher à son gré dans les rues les mains dans ses poches vides... » 

- Marguerite Yourcenar, L’oeuvre au noir (1968)

Christine L. n’a pas beaucoup lu Marguerite Y.

vendredi 14 juin 2013

Essai sur le libre arbitre


Essai sur le libre arbitre

d’Arthur Schopenhauer

La grande illusion

L’entreprise philosophique de Schopenhauer consiste à exposer les illusions dont se berce l’humanité. Pour reprendre l’expression de Didier Raymond, auteur de la très instructive préface de cet ouvrage, le philosophe, selon Schopenhauer, doit être un grand désillusionniste.

En 1837, la Société Royale de Norvège lui permet de s’attaquer à la question du libre arbitre, au coeur des interrogations philosophiques des pères de l’Eglise qui justifient par lui l’existence du péché et remis à la mode par la philosophie des Lumières, prompte à annoncer la liberté morale de l’homme. En tant que candidat libre, Schopenhauer remettra l’essai dont il est ici question et repartira avec le premier prix.

La question est la suivante : « Le libre arbitre peut-il être démontré par le témoignage de la conscience de soi ? »

La réponse de Schopenhauer ne souffre aucune contestation. Elle est doublement négative : d’une part, parce que le témoignage de la conscience n’intervient que postérieurement à la prise de décision et ne saurait donc indiquer que celle-ci est effectué librement ; d’autre part, parce que le libre arbitre lui-même est une illusion qui permet à l’homme de se convaincre qu’il n’agit qu’en fonction d’une liberté dont il est en réalité privé.

Je fais ce que je veux - ou le faux témoignage de la conscience

La source de cette illusion réside dans ce que Schopenhauer qualifie de « faux témoignage de la conscience ». L’homme se croit libre puisqu’il ne fait que ce qu’il veut. En effet, si l’on exclut les contraintes physiques (qu’il s’agisse de la présence d’un obstacle extérieur, ou d’un handicap ou d’un problème psychomoteur) les actions de l’homme - le mouvement des muscles de son corps - ne seront provoquées que par sa propre volonté : c’est parce que l’homme veut aller à gauche que les muscles de son bassin s’orienteront dans cette direction et que ses jambes l’entraîneront à gauche. Il en va de même lorsqu’un homme en tue un autre : là encore, l’action d’appuyer sur la gâchette d’un révolver ou d’enfoncer un sabre dans le ventre de son adversaire n’est produite que par la volonté de tuer.

« Je fais ce que je veux » est donc une affirmation indéniable... mais qui n’a cependant rien à voir avec la question du libre arbitre et, plus généralement de la liberté de l’homme (« La conscience proclame la liberté des actes... mais c’est la liberté des volontés qui a seule été mise en question. »). En effet, cette affirmation, pour qu’elle puisse poser la liberté de l’homme, présuppose l’existence d’une liberté morale : l’homme, qui fait ce qu’il veut, est-il libre de vouloir ce qu’il veut ? En d’autres termes, la liberté, ce n’est pas « Je fais ce que je veux », mais « Je veux ce que je veux ».

En un mot, la conscience ne révèle que l’existence d’une volonté dont l’action est l’illustration (« Si j’ai fait, c’est que j’ai voulu, puisque je fais ce que je veux »). Mais d’une part, elle n’intervient, ce faisant, qu'a posteriori, une fois l’acte produit ; et d’autre part, elle ne dit rien des motifs qui ont déterminé la volonté, lesquels lui sont étrangers puisqu’ils ne sont déterminés que par notre perception des choses du dehors.

Les motifs

Supposer le libre arbitre, cela reviendrait donc à affirmer que l’exercice de la volonté est entièrement dépendant de la conscience immédiate. Or, une telle liberté, dictée par rien, exercée en-dehors des objets extérieurs, déterminée par aucune raison, s’apparente à la folie. C’est le fou qui tue sans raison. Autrement, quand il y a assassinat, ne cherche-t-on pas les mobiles du crime ? Instinctivement, confronté à l’action d’une personne, ne cherche-t-on pas ce qui a pu la motiver ? Ce faisant, on en vient à nier chez les tiers le libre arbitre que l’on revendique pour soi. Jamais, la volonté ne nous apparaît plus clairement comme ce qu’elle est : la conséquence logique des motifs qui en sont la cause.

Ces motifs sont donc les raisons de la volonté : « Je veux ce que je veux parce que tel ou tel motif ; non par la simple opération de ma conscience ». En effet, ces motifs n’appartiennent pas au domaine de la conscience immédiate, mais bien au monde extérieur et à la perception que, depuis toujours, on en a. Ainsi, la volonté est dictée par notre rapport à la multitude d’objets qui nous entourent, que l’on souhaite posséder ou que l’on rejette, que l’on aime ou que l’on hait.

Or, dès lors que ces motifs existent hors de la conscience, la volonté n’est plus libre : elle répond à des causes dont elle apparaît comme la conséquence. La liberté, au contraire, devrait être indépendante de toute raison suffisante. Ainsi, s’il existe des motifs auxquels une action répond, cela signifie que celle-ci n’est pas libre : elle est nécessaire (« Toute conséquence découlant d’une raison est nécessaire, et toute nécessité est la conséquence d’une raison. »). La volonté, intermédiaire entre le motif (cause) et l’action (conséquence), ne saurait donc se produire sans motif ; partant, elle n’est pas libre, mais nécessaire.

Schopenhauer prend l’exemple suivant pour illustrer sa pensée : un homme, libéré de ses obligations professionnelles en début de soirée, se prétend libre de se promener, d’aller au théâtre, de rencontrer un ami ou un autre, ou même de fuir la ville et de n’y plus jamais revenir. Pourtant, il rentrera chez lui et retrouvera sa femme. C’est que toutes ces actions, possibles dans l’absolu, nécessitent la présence de motifs sans lesquels elles ne peuvent se réaliser. Ainsi, dire que cet homme est libre de faire une chose ou l'autre, c’est dire que l’eau est libre de s’agiter en grandes vagues (oui - si une tempête souffle sur la mer), de tomber en emportant tout sur son passage (oui - si elle est dans le lit d’un torrent ou d’une cascade), de jaillir en hauteur en un jet élégant (oui - si elle est propulsée par la pompe d’une fontaine), ou de s’évaporer et de disparaître (oui - si on la chauffe à 100°C), cependant, sans autre motif, l’eau ne fait rien et reste tranquille et limpide dans le miroir d’un lac.

Dès lors, il convient d’affirmer que si l’homme peut faire ce qu’il veut, il ne peut vouloir, à chaque instant de sa vie qu’une chose précise et une seule, à l’exclusion de toutes les autres : la seule qui soit nécessaire selon les motifs auxquels sa volonté obéit. On pourrait dire aussi que la volonté est la conséquence du motif. Prétendre l’existence du libre arbitre reviendrait donc à affirmer le miracle qu’il pourrait y avoir une conséquence sans cause.

La source de la confusion : délibération et remords

Tout cela semble assez clair lorsque l’on se penche sur les règnes végétal et animal. Il est impossible de parler de volonté chez les premiers, mais on comprend bien que c’est l’effet de la combinaison de l’air, de l’eau et de la lumière (cause) qui fait pousser la plante (conséquence). De même, nul ne s’étonnera qu’un animal qui a faim (motif, cause) veuille manger la plante ou chasser la gazelle qu’il voit devant lui et exécute les actions conséquentes à cette volonté (il fait ce qu’il veut, mais il ne veut pas vouloir : il obéit à un motif extérieur, sa faim).

D’où vient donc que l’homme se soit persuadé que l’évolution lui ait permis d’acquérir un libre arbitre qu’on ne trouve chez aucune autre créature terrestre ? Schopenhauer nous dit que cette croyance réside dans la capacité d’abstraction de l’homme. Tandis que l’animal n’est capable que de prendre en compte les motifs qui l’entourent dans le temps et l’espace, l’homme pourra convoquer, en plus de ceux-ci, son expérience, ses idéaux, ses souvenirs et l’anticipation qu’il fera des conséquences de ses actes : la pensée devient motif au même titre que la perception. En somme, l’homme est capable de délibérer.

C’est cette délibération que l’on confond souvent avec le libre arbitre. Toutefois, l’homme n’est pas plus libre que l’animal de décider de quel motif emportera in fine sa volonté : le motif abstrait est, comme le motif réel, une cause dont la volonté est la conséquence nécessaire. Encore, la volonté ne sera que la conséquence du motif le plus influent, dont la force de persuasion est totalement laissée hors du contrôle de l’homme. La délibération que l’on confond avec le libre arbitre n’est que la phase durant laquelle les différents motifs, réels et abstraits, entrent en conflit. Mais la résolution de ce conflit obéit à la nécessité et échappe à la conscience de l’homme. La conscience est tout juste capable de prendre acte de la résolution suite à l’action dont elle aura provoqué l’accomplissement via la volonté.

Reste la question du remords. Celui-ci n’est-il pas la manifestation que la conscience n’a aucun effet sur la volonté ? Non seulement, la conscience, dont le remords traduit la meurtrissure, n’a pas pu empêcher l’action résultat de la volonté, mais c’est en plus justement parce qu’elle n’a pas connu la volonté avant la production par elle de l’action qu’elle n’a pas pu avoir d’effet sur elle. Là encore, la volonté n’apparaît donc que comme un intermédiaire, une courroie de transmission entre le motif-cause et l’action qui en est la conséquence. Puisque je fais ce que je veux mais que je suis incapable de vouloir ce que je veux, le remords n’est pas le regret de n’avoir pas agi autrement (c’eut été impossible), mais bien celui de ne pas être quelqu’un d’autre.

Le caractère

Reste enfin la question de savoir pourquoi deux hommes, confrontés aux mêmes motifs, réagissent (et donc veulent) différemment.

Pour Schopenhauer, cela est attribuable au caractère de l’homme, sur lequel celui-ci n’a pas plus de prise que sur sa volonté. Pour Schopenhauer, le caractère est inexplicable : de même que l’eau bout à 100°C sans que l’on sache pourquoi cette propriété la caractérise, de même le caractère des hommes n’est soumis à aucune explication. Seulement, là où les propriétés physiques varient habituellement d’une espèce à une autre, le caractère de l’homme, de par sa complexité, varie d’un individu à l’autre au sein de la même espèce.

On notera évidemment la faiblesse de l’argument, mais il faut se souvenir que Schopenhauer écrit avant Freud (qui l’a quant à lui bien lu) et ne peut soupçonner les découvertes que celui-ci fera sur le caractère et l’inconscient. On peut donc partiellement contester, grâce à la psychanalyse, certaines des propriétés que Schopenhauer prête au caractère de l’homme, à commencer par son caractère inné (on croit savoir qu’il s’acquiert dans la tendre enfance) et immuable (dans une certaine mesure tant il est difficile de le changer après cette tendre enfance). Mais cela ne change rien au fait que l’homme n’a pas la maîtrise de son caractère, et que celui-ci se révèle de façon empirique et est individuel.

On trouve cependant dans cette partie quelques failles dans le raisonnement de Schopenhauer. Il affirme ainsi, en vertu de l’immuabilité du caractère que quelqu’un qui s’est révélé lâche en une occasion le sera toujours. C’est selon moi ignorer d’une part que les circonstances extérieures se reproduisent rarement de façon exactement similaire : ainsi, les motifs extérieurs qui ont entraîné le comportement dans une situation pourront être contrebalancés dans une autre ; et d’autre part que l’expérience compte parmi les motifs abstraits qui excitent la volonté : ainsi, la honte qu’on se souvient avoir éprouvée dans une situation similaire s’intégrera aux autres motifs et pourra entraîner une conséquence différente si ce nouveau motif est suffisamment fort (conséquence qui ne sera pas moins nécessaire ; seuls les motifs la justifiant auront changé). Il est d’ailleurs étonnant que Schopenhauer, alors qu’il affirme que la volonté de contredire un tiers peut être un motif entraînant une action différente de ce qu’elle aurait été sans lui, refuse l’idée que l’homme puisse, pour ainsi dire, se faire violence, c’est-à-dire contredire la provocation que représente à ses yeux ses actions passées. Ce faisant, il ne cesse d’être lui-même ; seulement, mis au courant de certaines tendances qui vont à l’encontre de son caractère, il s’évertue à les combattre.

Schopenhauer anticipe d’ailleurs cet argument en affirmant que des connaissances nouvelles peuvent empêcher l’homme de reproduire un même comportement dans deux situations différente. Cela semble contredire une partie des propos qu’il tient à propos du caractère humain et qui constituent à mon sens une faiblesse dans son argument (sans que le coeur de celui-ci soit à revoir).

Quoi qu’on puisse opposer aux propriétés inexplicables du caractère selon Schopenhauer, il n’en reste pas moins que l’ensemble de sa démonstration est extrêmement convaincante. Citant Spinoza, il conclut ainsi :

« Voilà cette liberté humaine dont tous les hommes sont si fiers. Au fond, elle consiste en ce qu’ils connaissent leurs appétits par la conscience, mais ignorent les causes extérieures qui les déterminent. »

On ne saurait mieux dire.

Fichu caractère !

Reste donc cet affligeant constat que nos actes reflètent ce que l’on est, mais que nous n’avons pas leur maîtrise.

En effet, nul ne songerait à alléguer la nécessité de l’enchaînement causal de ses actes pour se disculper d’un écart ou, autrement dit, à rejeter sa responsabilité sur les motifs qui ont entraîné ses actes. Nous ne le faisons pas car nous reconnaissons que cet enchaînement causal n’est valable que pour nous-même. Notre conscience nous indique en effet que, face aux mêmes motifs, un comportement différent aurait été possible. Toutefois, il aurait pour cela fallu que nous ne fussions pas nous, mais un autre. En somme, j’ai fait ce que j’ai voulu, mais mon caractère, qui détermine ma perception des motifs extérieurs, m’a empêché de vouloir autrement.

La liberté ne réside donc pas dans l’action, mais dans l’être : « Tout dépend de ce qu’est un homme ; ce qu’il fait en découle naturellement, comme un corollaire d’un principe. »

Didier Raymond, dans sa préface, résume brillamment la chose :

« Les hommes sont responsables de ce qu’ils font, mais innocents de ce qu’ils sont. »

Un texte majeur !

mercredi 12 juin 2013

La Grande Vie


La Grande Vie

de Jean-Pierre Martinet

Grande vie et petites existences

Quand on a un peu fréquenté Martinet, on sait qu’il est capable du meilleur (souvent – Jérôme, Nuits bleues calmes bières, L’orage) comme du pire (Ceux qui n’en mènent pas large). Quand on commence à lire La grande vie, longue nouvelle publiée pour la première fois dans la revue Subjectif des éditions du Sagittaire en 1979 et rééditée récemment chez L’Arbre Vengeur, on craint d’abord d’enrichir la seconde catégorie : Adolphe (ça commence mal…), nabot d’un mètre quarante pour trente kilos est plus ou moins violé par Madame C., concierge de dimension gargantuesque, dont le pantagruélique vagin semble l’avaler tout entier. C’est lourd comme Martinet sait parfois l’être, mais heureusement ce mauvais prologue se termine rapidement, et le reste de la nouvelle nous renvoie une image plus conforme à nos attentes.

A défaut de nous emmener sur les sommets atteints par Jérôme, Martinet nous fait encore une fois descendre bien bas, dans la sordide rue Froidevaux où Adolphe, depuis sa fenêtre, surveille la tombe de son père collaborateur, enterré dans le cimetière du Montparnasse, juste en face. Pendant une cinquantaine de pages très noires, Martinet, comme à son habitude, nous fait partager sa dépression et son mal-être, endossant pour l’occasion le costume d’un anti-Jérôme, un être microscopique et insignifiant dont l’existence se résume à « vivre le moins possible pour souffrir le moins possible ». Longeant les murs de la rue Froidevaux pour se rendre sur son lieu de travail, une entreprise de pompes funèbres où il est moqué par les clients et méprisé par un chefaillon tyrannique, Adolphe se laisse aller au lyrisme :

« Ah, comme vos rues sont froides, messieurs, et comme on y meurt lentement, à petit feu, à petits pas, de chagrin et d’ennui ! Comme le cœur est lourd à porter en vos déserts ! On y chemine en exil toute sa vie. Etrange voyage d’hiver. »

Freaks

A travers de tels passages, Martinet montre que son œuvre ne se limite pas à son seul caractère sordide. Bien sûr, il y a, comme souvent avec lui, quelques grosses ficelles, quelques passages lourdauds comme celui cité plus haut ou comme lorsque Adolphe s’interroge sur la couleur des sous-vêtements des veuves. Bien entendu, la rue Froidevaux n’existe pas plus que des Adolphe Marlaud et des Madame C. Et pourtant, elles existent bien ces rues froides et laides comme les salles d’attente de gares de banlieue où quelques crève-la-faim dorment au milieu des papiers gras, et ils existent aussi ces êtres insignifiants au-dessus desquels on regarde car on ne souhaite pas les voir. Les livres de Martinet sont imparfaits, caricaturaux, mais ils donnent une voix remplie d’humanité aux perdants de ce monde. Oui, il y a des scènes crues et une absence criante de beauté dans l’œuvre de cet écrivain atypique et même louche, mais comme nous le rappelle Adolphe, « la pornographie n’est pas toujours où l’on croit ».

Pénétrer dans un livre de Martinet, parmi cette foule de déshérités, ça rappelle cette scène mythique du film Freaks, sorti en 1932 : « We accept her ! We accept her ! One of us ! One of us ! ». Martinet, qui était cinéphile et cinéaste amateur a du y penser plusieurs fois en nous plongeant dans son univers fait d’êtres difformes, de nains et de géants qui évoluent dans un cadre bien plus horrible encore de normalité, de bassesse ordinaire où ils sont laissés pour compte dans l'indifférence la plus totale. Avec Martinet, nous sommes dans le roman social dans ce qu'il a de plus vrai. « Il n’y a pas de drame, chez nous, messieurs, dit Adolphe, ni de tragédie, il n’y a que du burlesque et de l’obscénité. » Reste toutefois à savoir où ils se situent : dans l’œuvre elle-même de Martinet, ou bien dans l’image de cette société dans laquelle on évolue qu’elle n’a de cesse de nous renvoyer ?