lundi 28 octobre 2013

Faber - Le destructeur

Faber - Le destructeur
de Tristan Garcia

Le roman en trompe-l’oeil

Ca a commencé comme ça. En exergue, Louis-Ferdinand Céline et juste après, un paragraphe cité dans tous les articles de gazettes sur la rentrée littéraires qui le mentionnaient - le premier, le seul, sûrement, que les critiques auront lu :

« Nous n’étions ni pauvres ni riches, nous ne regrettions pas l’aristocratie, nous ne rêvions d’aucune utopie et la démocratie nous était devenue égale. [...] Nous avions été éduqués et formés par les livres, les films, les chansons - par la promesse de devenir des individus. Je crois que nous étions en droit d’attendre une vie différente. »

Faber - Le destructeur, le dernier livre de Tristan Garcia, roman de la désillusion, grand roman de la « Génération Y » ? Non. Derrière une belle idée de départ - la confrontation de la première génération élevée dans le mythe absolu de la liberté individuelle avec la décevante réalité du quotidien - ne se cache qu’un roman énervant, pas inspiré, peu crédible et surtout très mal écrit.

Rendons grâce à Garcia, tout suspens quant à la qualité réelle du livre est très rapidement évacué : première page du roman proprement dit et on pressent déjà que ça ira mal. Madeleine, l’un des quatre narrateurs qui prêtent leurs voix à ce roman et qui, comme toutes les femmes, n’a pas le sens de l’orientation, y fait la rencontre d’un jeune pompiste « musclé, tatoué et plein de charme » - oui, nous avons bien droit à non pas un, mais deux clichés ridicules en dix lignes. De cette vision tout droit sortie d’un film X des années 80 (avant, donc, l’avènement de la génération Y dont le livre fait son sujet : c’est presque un anachronisme), on attendrait presque qu’elle demande à ladite Madeleine si elle a un problème de carburateur ou si elle veut qu’elle lui remplisse son réservoir. Passons. On est quand même déçu quand elle se contente de lui indiquer son chemin - ce qui nous permettra toutefois d’apprendre que Madeleine conduit une Toyota Aygo qui ressemble à hanneton, qu’elle ne sait pas faire fonctionner son GPS et qu’elle utilise encore une vieille carte routière, ce qui, lorsqu’on n’a pas le sens de l’orientation, est ambitieux. Bref, Madeleine, comme le lecteur, est mal barrée.

Faber la pute !

Pourtant, les informations délivrées par le pompiste musclé, tatoué et plein de charme mèneront avec succès Madeleine jusqu’à son but : Faber, le destructeur du titre qui ne semble être parvenu à ne détruire que lui-même, devenu une sorte de SDF et vivant dans une cabane gardée par deux mamies revêches.

Faber est l’ancien camarade de classe de Madeleine et Basile (un autre narrateur), et si Maddie est venue le chercher au fin fond de sa cabane au fin fond du jardin du fin fond de sa campagne c’est parce qu’elle a reçu une lettre qui, dans le code élaboré lorsqu’ils étaient enfants, s’assimilait à un appel au secours lancé par Faber qui s’estimait en danger. Faber, lui, nie avoir envoyé cette lettre mais suit quand même Madeleine qui le rapatrie à Mornay, charmante bourgade de la grande couronne parisienne avec son collège, son lycée, son maire immortel et ses tours. Le pitch autour de cette mystérieuse lettre prête un peu d’intérêt au livre, mais, comme le reste, se révélera bien vite comme une farce manquée : tout se plante dans ce bouquin, et on a rarement vu autant de bonnes idées retomber comme des soufflets faute d’être bien traitées.

Car le livre ne nous contera finalement que l’histoire de Faber telle qu’évoquée tantôt par Madeleine le garçon manqué, tantôt par Basile qui se fait pipi dessus, deux parias copieusement moqués à la maternelle et tout heureux de voir un jour débarquer dans leur école ce grand garçon issu de la DDASS, pick-pocket talentueux, plus balèze de la classe, élève surdoué et même leader précoce de mouvement étudiant. Dès lors, chaque chapitre du roman pourrait faire l’objet d’un petit livre pour enfant : Faber est adopté - Faber va à l’école - Faber rencontre ses amis - Faber joue des mauvais tours aux caïds - Faber écoute du rap - Faber vole les sujets du prof d’histoire-géo - Faber manifeste contre la réforme Juppé - Faber va à une boum... mais aussi, pour les plus grands, Faber casse la gueule du mari de Maddie - Faber dort sous un pont - Faber torture un gosse, et enfin last but not least - Faber est le diable incarné et éjacule de la lave en fusion. Oui : Faber est le diable incarné et éjacule de la lave en fusion. 

Salsa du démon

Car en plus d’être un personnage insignifiant, Faber est un personnage complètement raté. Pas charismatique pour un sou, le grand Faber dont l’influence poursuit ses camarades plus de vingt ans après leur rencontre, ne se distingue que par sa grande gueule et quelques tours de passe-passe. Sentant que ce n’était pas assez pour servir son propos, Garcia tente donc d’en faire un diable.

Pourquoi pas ? Après tout, le satanisme colle bien avec le thème d’une jeunesse sans repères ni foi, individualiste à l’extrême et prête à tout pour exister. Seulement, on n’y croit jamais : Satan qui vole des sujets de contrôle dans le cartable du prof, bof. Pire : ces scènes dramatiques censées nous révéler la vraie nature de Faber sont si manquées qu’elles en deviennent cocasses. Imaginez plutôt Faber qui, après une soirée à boire et fumer des joints sur le toit du collège, se met à déclarer dans trois octaves qu’il est le diable fait homme ou encore que, perdant sa virginité à un âge encore tendre, il incendie littéralement le vagin de sa partenaire. Voilà donc l’incarnation de cette jeunesse nihiliste et menaçante. Là où un Dostoïevski campait avec brio sa jeunesse diabolique par un tirage de nez, Garcia peine à créer un diablotin avec tous les renforts pyrotechniques dont il dispose. C’est comme si on laissait un réalisateur américain faire à grands coups d’effets spéciaux le remake d’un film d’auteur empreint de symbolisme. Trop pathétique pour être effrayant, trop anecdotique pour être réac’, le livre est juste raté.

Et tous ces manqués ont forcément un impact sur le propos du livre. On peine réellement à comprendre comment Faber a pu avoir une influence si marquante sur ses camarades avec ses quelques farces. D’ailleurs, on ne comprend pas vraiment de quoi il serait le symbole. Garcia semble se poser la même question puisqu’il fait machine arrière après un ultime twist : Faber n’est plus qu’un pauvre type qu’on aurait pris pour un diable. C’est certes plus plausible, mais alors, quid de son sperme corrosif ?

Tristan - L’imposteur

Signe que le livre échoue de bout en bout, Garcia nous en expose les ficelles dans une glose finale, comme s’il voulait nous dire dans les vingt dernières pages ce qu’il n’était pas parvenu à démontrer dans les quatre cents qui les précèdent. Son propos n’est d’ailleurs pas idiot et on peut même y adhérer : Faber serait le fruit d’une civilisation sur le déclin, un faux prophète de l’apocalypse, un type banal qui faute de s’épanouir, appellerait le chaos de ses voeux. Pourquoi pas ? Mais pourquoi ces quatre cents pages invraisemblables ?

Le pire dans cette glose en forme de constat d’échec, c’est que c’est le petit Tristan lui-même qui la tient. Ancien élève de Basile - devenu prof après qu’il avait arrêté de se pisser dessus -, Tristan était un suiveur, un wanna-be Faber, un petit premier de la classe vaguement rebelle, devenu écrivain et dont on a peut-être déjà lu les précédents livres. Incursion de l’auteur encore une fois ratée, personnage antipathique tout au long du livre, il nous porte le coup final en disant dans son aparté qu’il a écrit le livre d’après les notes laissées par Basile, qu’il (Tristan) a « améliorées, parce qu’il [Basile] n’écrivait pas très bien ». Lire ça quand on a constaté pendant 450 pages à quel point le roman était mal écrit, ça achève de nous énerver !

02 mars 1942 - 27 octobre 2013


lundi 21 octobre 2013

Briefing for a descent into hell


Descente aux enfers
de Doris Lessing

Around and around and around and around and around

Un homme a été retrouvé au bord des docks de Londres. Sans le sou et marmonnant des histoires incohérentes, il est emmené au commissariat, puis transporté à l’hôpital. L’homme se présente tour à tour comme Jason, puis Jonas, puis Ulysse ou Sinbad, puis comme tous les marins du monde, et devant un personnel médusé, devant le gentil Docteur Y. qui tente doucement de le ramener à la raison et devant le méchant Docteur X. qui ne jure que par les thérapies de chocs électriques, l’homme raconte comment il a embarqué et vogue depuis des siècles à travers les océans, around and around and around and around and around and around dans l’espoir d’un jour Les rencontrer. Et il raconte comment un jour, enfin, Ils sont apparus sur Leur cercle de cristal et ont enlevé ses compagnons, le laissant seul sur un navire qu’il ne pouvait plus diriger, et comment il s’est alors construit un radeau, désespérant de Leur retour et dérivant jusqu’à ce qu’un marsouin le prenne sur son dos et le conduise sur une île où il assistera, témoin impuissant, à la naissance de la civilisation et du mal qu’il avait lui-même introduit, comme l’homme ridicule que fait rêver Dostoïevski.

Puis, l’homme sera identifié par une sorte de Deus ex machina : il s’appelle Charles Watkins et est professeur de littérature classique à Cambridge. Alors, les échanges épistolaires succèdent aux récits fantastiques. Femme, maîtresse, amis et collègues défilent pour aider la médecine à ramener à lui Charles Watkins, qui se dessine comme un personnage imbu de lui-même et méprisant, arrogant et même méchant, aux antipodes de Jason ou Jonas ou quel que soit son nom, qui avait tant vécu et qu’on avait aimé.

Eloge de la folie pure

En somme, tout apparaît plus beau dans l’esprit de l’homme que dans le monde réel et sa folie s’apparente peu à peu à un combat, une résistance contre la réalité, contre un passé qui nous définit une fois pour toutes, quand bien même on déciderait un jour qu’on préfèrerait être Jonas ou Jason, plutôt que Charles Watkins. La supériorité de la folie apparaît à tous les points de vue : alors que le « rêve » de l’homme était raconté dans une langue splendide, proche de la poésie et se confondant parfois avec elle, les incursions de la réalité se font par le biais de phrases nominales et de noms de médicaments griffonnés sur des notes de médecins, via des lettres tour à tour larmoyantes et colériques, rédigées dans un style anonyme. Même la guerre, l’homme la rêve belle dans un des passages les plus marquants du livre ; cruelle et dangereuse, mais belle.

Lessing livre ici un roman merveilleux, écrit dans une langue subtile, et qui sonne comme un éloge à l’imagination, voire même à la folie. C’est un roman de romancier, un livre où le possible - et peut-être même l’impossible - est placé au-dessus d’une réalité qui ne peut être que terne et décevante. Mêlant réalisme et fantastique dans un style brillant, Lessing parle de la supériorité de l’esprit et de sa lutte acharnée contre une société qui nous condamne à être à jamais ce que l’on est sur la base de ce que l’on fut. Malgré un premier tiers difficile où l’on se sent parfois perdu, Briefing for a descent into hell est incontestablement un très grand roman.

mardi 15 octobre 2013

Kililana Song (Première Partie)


Kililana Song (Première Partie)
de Benjamin Flao

A l’école de la vie

Sur l'archipel de Lamu, au Kenya, le petit Naïm, gosse des rues de onze ans élevé par sa tantine, est coursé par son grand-frère Hassan qui veut le traîner avec lui à la Madrass, l’école coranique. Naïm, lui, n’aime pas l’école coranique où il se fait battre par le mwalimu, le « maître » en swahili, ; il lui préfère de loin l’école buissonnière. Alors, Naïm passe ses journées à traîner dans les rues - où à y courir lorsque la mince silhouette de Hassan surgit à travers une fenêtre, comme un running gag, justement.

Sur les quais du port, il observe la comédie humaine perché sur ses grandes jambes maigres, un bonnet sur la tête. Et il voit beaucoup de choses, plus qu’il n’en verrait en classe. A commencer par ses copains, Mohammed et Selim. Le premier décortique des crevettes pour une paye misérable tandis que le second, muet et futé, amadoue les touristes qui lui lâchent des biftons pour payer l’opération qui lui rendra la voix ; non pas que cela soit le but de l’opération, car quand on est pauvre, on est heureux d’avoir un toit et de quoi se remplir la panse une fois par jour, avoir de la voix ou une tantine pleine d’amour, c’est du bonus. Naïm aussi gagne sa croute. Parfois, il trampouille dans un commerce louche avec Jahid, dragueur de femmes voilées et petit trafiquant, mais son activité principale, bien innocente, consiste à livrer du qat (une plante à mâcher à laquelle on prête toutes les vertus, un peu comme la coca sud-américaine) au vieux Nacuda, qui en échange, lui donne quelques piécettes et lui raconte une histoire sur le bon vieux temps où il était marin et où tous les biens du monde transitaient par le port. Car ce que voit surtout Naïm, c’est cette Afrique qui change autour de lui.

Vieilles légendes et problèmes neufs

On la découvre à ses côtés, promené de page en page par les magnifiques dessins de Benjamin Flao, colorés d’une aquarelle toute douce qui invite au voyage. Elle n’échappe à la mondialisation, l’Afrique, avec ses bons et ses mauvais côtés. Il y a les touristes, d’abord, qu’on dépouille et qu’on arnaque gentiment parce qu’ils le méritent presque, mais il y a aussi toute une refonte de l’économie, souvent souterraine, même lorsqu’elle est légale. Elle peut prendre plusieurs facettes : du capitaine de navire allemand, trafiquant d’herbe et transporteur d’une mystérieuse cargaison, qui doit graisser la patte des autorités portuaires, au junky français, débarqué dans ce coin de paradis où on se dope pour pas cher et qui fait marcher le commerce de la coke et des putes. A l’autre du bout du spectre, on trouve les investisseurs étrangers, les promoteurs immobiliers, qui par la corruption, s’approprient pour une bouchée de pain des îlots sauvages où construire des palaces et des parcours de golf.

On ne sait pas trop jusqu’où Flao veut nous mener, en nous mêlant à cette galerie de portraits très vivants, mais on le suit volontiers. Son Afrique est belle comme son dessin, et tous ses personnages sont attachants, à commencer par le petit Naïm que le quatrième de couverture compare à Tom Sawyer, mais aussi Jahid, le capitaine Günter, Hassan même, et les femmes qui gravitent autour de tous ces hommes, par amour ou par intérêt. Kililana Song, dans cette première partie, apparaît avant tout comme un roman d'ambiance, avec ses belles planches et ses personnages forts en gueule.
 Par certains aspects, ça ressemble à un carnet de voyage, à des chroniques, tant on peine à identifier dans tout cela une autre ligne directrice que le récit d’une journée d’un gosse pauvre et malin de la côte est de l’Afrique. Mais à la fin, un vieux sage évoque la légende du géant Liongo Fumo, qui résista au Sultan Omar lors de l’islamisation de l’archipel. Or, la sépulture de Liongo, sur laquelle veille le vieux gardien, se trouve justement sur l’îlot de Kililana où le promoteur veut construire son complexe. 

On se doute donc que les réponses viendront avec le second tome de la mini-série. En attendant, on profite de cette première partie, dont certaines pages sans bulles invitent à la contemplation, pour s’accorder un moment d’évasion. Kililana Song est un sacré coup de coeur !

lundi 14 octobre 2013

La Planète de M. Sammler


La Planète de M. Sammler
de Saul Bellow

Ce que la Terre doit à la Lune

M. Sammler vit sur Terre. Plus précisément, à New York. C’est un vieil Ostjude, échappé miraculeusement à l’holocauste quand, laissé pour mort après qu’un Einsatzgruppe lui avait fait creuser sa propre tombe et tiré dessus, il s’était hissé au sommet d’une montagne de cadavres, hors de sa sépulture et s’était finalement caché pendant des mois dans un cimetière, nourri par un gardien antisémite, mais humain. Après la guerre, il avait dû son salut à un neveu, Elya, chirurgien-avorteur richissime qui l’avait fait venir aux Etats-Unis et s’était occupé de subvenir à ses besoins et à celui de sa fille, Shula.

Ce que représente M. Sammler, c’est surtout une certaine image de l’ancienne école, le seul survivant d’un peuple exterminé, un Juif polonais éduqué en Angleterre et débarqué à New York. Voilà bien de quoi lui procurer tout le recul et le décalage nécessaires pour incarner « un îlot de méditation dans l’île de Manhattan ». Car autour de M. Sammler, c’est toute une jeunesse étrange et surtout étrangère à la pensée de Sammler qui s’affaire dans la Big Apple des années 60.

La banalité du mal

Tout commence quand M. Sammler surprend un pickpocket noir exécutant ses oeuvres dans un autobus new-yorkais. Le crime, bien sûr, choque la conscience du vieillard, va à l’encontre de ses valeurs. Pourtant, le vieux Sammler est fasciné et ne souhaite rien plus qu’assister à sa répétition. « Dans le mal comme dans l’art il y a l’illumination. », écrit Bellow. Or, pour un survivant comme M. Sammler, s’ouvrir au mal, c’est rappeler vers soi le souvenir de l’holocauste. Ainsi est évoquée Hannah Arendt et sa « Banalité du mal », ce qu’on pourrait qualifier de trait de génie nazi et qui consista à diviser le travail de l’extermination des Juifs de façon à détruire toute notion de responsabilité individuelle ou collective : « Une société de masse ne produit pas de grands criminels. » Faire passer le plus grand crime de l’humanité pour banal était, selon les propres termes de M. Sammler, « une idée de génie ».

Mais cela ne s’arrête pas là. Avec ce basculement, la banalité du mal n’est plus le signe de la barbarie, mais plutôt le sommet de la civilisation bourgeoise occidentale. Toute cette idée s’incarne dans un long monologue que tient M. Sammler au milieu du livre, laissant pour une fois de côté son hostilité à l’égard des explications. Elle tient en la mise en rapport d’un côté du pickpocket noir, sorte de « roi barbare » dans son manteau en poil de chameau, ses lunettes Dior et son costume de sapeur, et qui exhibe sa virilité comme un spectre tout à la fois menaçant et justifiant un pouvoir qui le placerait au-dessus des lois et lui autoriserait le recours au mal ; et de l’autre divers spécimens d’une jeunesse bourgeoise fascinée par le crime et à plus d’un titre névrosée. Parmi ceux-ci, Shula, la fille de M. Sammler, excentrique auto-proclamée qui fouille les poubelles, vole et se livre à quantité d’autres actes inconséquents, mais aussi Wallace et Angela, les enfants d’Elya, respectivement pseudo-intellectuel cherchant à s’épanouir à tout prix et à travers un nombre incalculables d’entreprises toutes plus farfelues les unes que les autres, et quasi-nymphomane, s’exhibant à tout crin et explorant les mystères de sa sexualité un à un ou tous en même temps.

L’aspiration individualiste

Toute cette jeunesse est animée par une revendication : l’aspiration à être un individu. Là où, il y a deux-cents ans, on se contentait d’être partie interchangeable d’un tout simplement défini par une appellation générique (noble, ouvrier, paysan, esclave...), chacun veut aujourd’hui exister et s’affirmer comme un individu unique. Si beaucoup s’accordent pour considérer cela comme un très grand progrès, pour M. Sammler, c’est « effroyable pour qui sait ce qu’est la souffrance ». Car s’épanouir est devenu un fardeau. Les désirs sont infinis et les exigences impossibles, à partir de réalités complexes. En un mot, notre aspiration à l’individualisme repose sur le mensonge de notre unicité ; la réalité - moins conservatrice que hautement régressive et même presque dangereuse - est que nous sommes substituables.

Pour assouvir notre quête d’identité, il ne reste plus que deux voies. La première est une idée qui m’est chère depuis longtemps : la parodie. Contrairement à l’Antiquité où les mythes et les maîtres servaient de guides, notre société refuse l’imitation ; sinon, elle ne serait pas originale. Elle s’enfonce donc dans la parodie, la théâtralité, les comportements excessifs comme ceux des enfants de Sammler et son neveu ; comme, aussi, cette politique du « toujours plus » qu’on retrouve partout autour de nous, ou dans le matérialisme, cette transposition de l’être à l’avoir, de l’essence à l'esbroufe.

L’autre voie est celle du Mal. C’est la voie du Marquis de Sade, philosophe des Lumières à sa façon ; c’est aussi la voie des Raskolnikov, qui veulent, par le meurtre, éprouver leur condition d’ « homme d’exception ». La fascination pour le meurtre et le nihilisme dans les classes bourgeoises n’est plus à démontrer. Le Mal seul est capable d’ébranler la solidité du confort bourgeois et de donner l’impression d’exister - M. Sammler l’a lui-même expérimenté.

Le roi de Lodz

Or, ces deux voies se recoupent. Tout d’abord, si l’on donne à la notion de Mal une définition qui la renvoie au démoniaque, lui faisant englober les arts, le sexe, le matérialisme... La transgression et l’excès. Ensuite, parce qu’elles s’incarnent parfois toutes les deux sous les traits d’un même personnage, tel ce roi de Lodz, un Juif nommé responsable du ghetto de Lodz par les Nazis, et qui envoya des milliers des siens à Auschwitz tout en paradant tel un roi de carnaval dans son carrosse à travers les rues du ghetto où pourrissaient les cadavres en guenilles.

Tout cela, M. Sammler l’évoque en présence d’un scientifique qui traite de la colonisation de la Lune comme d’une nécessité pour l’espèce humaine (nous sommes à la fin des années 60 et la Guerre des Etoiles suscite les fantasmes). La Lune, sous la plume de Bellow, a de faux airs d’oeuvre d’art (« le désir d’être un bateau ivre ou de posséder une âme aspirant à briser les parois d’un univers clos »). Voilà qui rappelle un autre grand écrivain qui redoutait le nihilisme auquel conduiraient les idées nouvelles et soutenait que l’art sauverait le monde.

Sous ses airs faussement conservateurs - Elya, le seul qui ait oeuvré pour le bien de sa famille, a fait ce qu’on attendait de lui sans y prendre plaisir -, La planète de M. Sammler est un roman vraiment intelligent qui ouvre de magnifiques pistes de réflexion. C’est peut-être ça, être un grand écrivain : faire du banal quelque chose d’exceptionnel. Gageons que Saul Bellow a pris du plaisir à éclairer l’humanité. Elle est peut-être là, la voie qui mène à l’exceptionnel, à l’épanouissement.

lundi 7 octobre 2013

Le Fondement de la morale


Le Fondement de la morale
d’Arthur Schopenhauer

Bis repetita

Grisé par son récent succès auprès de l’Académie Royale de Norvège pour son Essai sur le libre arbitre (http://lorgnet.blogspot.fr/2013/06/essai-sur-le-libre-arbitre.html), Schopenhauer soumet, en 1841, son essai sur Le Fondement de la morale à la Société Royale des Sciences du Danemark. La question posée (en latin) était la suivante :

L’origine et le fondement de la morale doivent-ils être cherchés dans l’idée de la moralité, qui est fournie directement par la conscience, et dans les autres notions premières qui dérivent de cette idée, ou bien dans quelque autre principe de la connaissance ?

Schopenhauer recalé

Malheureusement pour l’auteur, au succès, succèdera l’humiliation : non seulement, Schopenhauer ne reçoit pas le premier prix qu’il espérait, mais bien qu’il fût l’unique candidat à avoir fait parvenir sa réponse à la Société Royale (!), celle-ci ne juge pas son travail digne de recevoir quoi que ce soit. Voilà donc l’oeuvre de deux cents pages rejetée comme un torchon sale, son auteur rabroué dans des termes dont la violence affleure sous la froide retenue des sociétaires indignés :

Un seul auteur a essayé de répondre [à la question] : sa dissertation est en allemand, et porte cette devise : « Il est aisé de prêcher la morale, il est difficile de fonder la morale. » Nous n’avons pu la trouver digne du prix. L’auteur en effet a oublié le vrai point en question, et a cru qu’on lui demandait de créer un principe de morale ; par la suite, s’il a, dans une partie de son mémoire, exposé le rapport qui unit le principe de la morale, tel qu’il le propose, avec sa métaphysique, c’est sous la forme d’un appendice ; en quoi il pense donner plus qu’on ne lui demande ; or c’était là justement la discussion qu’on voulait voir traiter, une discussion portant principalement sur le lien entre la métaphysique et l’éthique. L’auteur, de plus, a voulu fonder la morale sur la sympathie : or ni sa méthode de discussion ne nous a satisfaits, ni il n’a réussi réellement à prouver qu’une telle base fût suffisante. Enfin, nous ne devons pas le taire, l’auteur mentionne divers philosophes contemporains, des plus grands, sur un ton d’une telle inconvenance, qu’on aurait droit de s’en offenser gravement.

On le voit donc, le noeud du problème semble être une incompréhension réciproque entre une question peu claire et un raisonnement alambiqué qui a convaincu la Société Royale que l’élève Schopenhauer pondait un long devoir hors sujet. 

A ce titre, la dernière phrase de ce commentaire de copie est assez révélatrice. En effet, si la violence et le mépris dont Schopenhauer fait preuve à l’égard de ses contemporains sont proverbiaux, il n’y a bien que Kant qui soit épargné par la vindicte de l’auteur, lequel ne fait jamais l’économie de superlatifs à son égard et n’hésite pas à qualifier sa pensée de plus brillante de l’histoire de l’humanité - et à s’en servir comme base à la sienne dans son entreprise « d’achèvement » de la philosophie. Et pourtant, c’est bien lui que Schopenhauer passe près de la moitié de son ouvrage à critiquer dans des termes qui semblent avoir heurté la Société Royale au-delà de toute mesure.

Critique de la morale kantienne

Schopenhauer consacre ainsi une large première partie de son ouvrage à critiquer les différentes thèses qui fondaient jusqu’ici la morale. D’un revers de la main, il écarte très justement la pertinence des théologies spéculatives, qui prêchent la morale sans la fonder autrement que dans la supposée volonté d’un dieu ; de même sont écartées les théories tant anciennes que modernes selon lesquelles la vertu, tour à tour, conduirait ou découlerait du bonheur, et fondées quant à elles, soit sur la base de sophismes, soit contre la promesse que nos bonnes actions en ce monde seront récompensées dans un hypothétique prochain monde ; toujours, in fine, en en appelant aux penchants égoïstes de l’homme.

Ainsi, Schopenhauer loue d’abord Kant d’avoir extrait la morale de la recherche du bonheur pour l’emmener sur le terrain métaphysique : la morale existerait pour elle-même. Mais Kant pose l’existence de lois morales pures qui ne reposent pas sur l’expérience. Schopenhauer lui opposera que la loi n’est rien d’autre qu’une convention humaine ; surtout, il traitera cette morale purement conceptuelle, qui se soustrait à l’expérience et donc à l’empirique, de coquille sans noyau : on peut donc craindre qu’elle ne se brise sous la pression d’un examen poussé...

Quoi qu’il en soit, Kant pose donc que la morale est une règle universelle de conduite, ce qui doit être - quand bien même cela ne fût pas. Ainsi, pour agir moralement, « agis d’après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu’elle soit une loi universelle » (Kant, Fondement de la métaphysique des moeurs). Ainsi, voler est immoral puisqu’on ne peut décemment pas souhaiter que le vol soit érigé en loi universelle. On semble en effet, dans un premier temps, renoncer à l’égoïsme et au bonheur individuel puisqu’on abandonne son intérêt propre (qui pourrait bien être de voler) pour celui de la communauté ; mais cela reviendrait presque à supposer que le droit est toujours moral... D’autant que comme la règle de droit, Kant prétend que la loi morale ainsi découverte est un impératif catégorique.

Premier étonnement : ces lois - ne pas mentir, ne pas voler... - que l’on bafoue si souvent et si bien que Kant lui-même reconnaît qu’elles sont ce qui devrait être et non pas ce qui est, seraient donc impératives. Schopenhauer nie l’existence d’une telle obligation dans la sphère philosophique : il appartient selon lui au religieux de commander. Et encore, même le religieux est incapable de commander sans mettre dans la balance des menaces de châtiment ou des promesses de récompenses, fût-ce dans un autre monde, réintroduisant ainsi l’égoïsme dans la morale. Ainsi, Schopenhauer l’affirme, sans la contrainte du châtiment ou l’encouragement de la récompense, il ne saurait y avoir de volonté, ni d’action : respecter la morale kantienne, c’est agir sans raison. On consultera avec bonheur L’essai sur le libre arbitre pour se faire une idée plus précise des mécanisme de la volonté (et in fine, de l’action), et du rôle des motifs.

Mais il y a plus : selon Schopenhauer, l’élaboration même de la norme morale suppose l’égoïsme, ou au moins son pressentiment. En effet, dès lors que l’on ne peut agir sans intéressement (au sens très large, c’est-à-dire, sans motif), que l’on se suppose uniquement auteur de cette maxime supposée universelle et l’on risque bien d’aboutir à une loi profondément immorale. Si la maxime universelle de Kant est morale, c’est bien parce que d’auteur, on se projète comme sujet de ladite maxime : c’est uniquement parce qu’on y est soumis soi-même qu’on la souhaite morale ; sinon, peu nous importerait que le vol soit permis ou non, tant qu’on ne pourrait pas nous voler quand bien même nous pourrions voler les autres. Ainsi ressurgit l’égoïsme que Kant prétendait éradiquer dans sa métaphysique : si l’on se conforme à une loi universelle, c’est bien dans l’espérance que l’univers s’y conformera aussi vis-à-vis de nous. Autrement dit, on énoncera une maxime universelle morale qu'à la condition d'y être soi-même soumis et parce qu'il serait alors dans notre intérêt que tout le monde s'y soumette.

Enfin, le dernier pan de la critique schopenhauerienne de la métaphysique de la morale de Kant s’intéresse à son aspect catégorique impératif. Selon cette idée, il ne suffit pas, pour qu’une action soit morale, qu’elle soit conforme à la loi ; il faut qu’elle soit faite uniquement par respect pour la loi morale : le moindre calcul personnel suffit à la rendre amorale. Ainsi, on ne doit pas être sobre pour garder la santé ou conserver un jugement clair, ni même pour se faire apprécier de ses voisins ou plaire à celle qu’on aime, mais seulement parce que la morale l’impose. Il suffit de se demander au nom de quoi elle l’impose alors, pour constater à quel point la morale kantienne se rapproche du Décalogue ! En plus de nous ramener à l’argument initial selon lequel l’être moral kantien agit sans raison, Schopenhauer vitupère surtout contre ce qu’il nomme une morale d’esclaves :

Ce qui donne au caractère de l’agent une valeur [morale], c’est d’arriver sans aucune sympathie dans le coeur, restant froid, indifférent en face des souffrances d’autrui [...] - Il faut que l’acte soit commandé ! Morale d’esclave ! [...] Pour moi, j’ose dire que le bienfaiteur dont il [Kant] nous a fait plus haut le portrait, cet homme sans coeur, impassible en face des misères d’autrui, ce qui lui ouvre la main, si encore il n’a pas d’arrière-pensée, c’est une peur servile de quelque dieu ; et qu’il appelle son fétiche « impératif catégorique », ou Fitzliputzli, il n’importe. [...] Conformément aux mêmes idées, nous apprenons [...] que la la valeur morale d’un acte ne dépend de l’intention de l’auteur, mais bien de la maxime dont il s’est inspiré. Et moi, je dis, et je vous prie d’y réfléchir, que l’intention seule décide de la valeur morale, positive ou négative, d’un acte donné ; si bien qu’un même acte, selon l’intention de l’agent, peut être ou coupable ou louable.

On le voit donc, les termes de la critiques sont en effet violents, mais elle tombe juste et on se laisse convaincre : Kant est resté théologien, sa morale « un pur déguisement de la morale théologique » ; c’est bien lorsque Schopenhauer développe sa propre thèse du fondement de la morale que l’on a peine à le suivre.

La pitié comme fondement la morale

On aura compris de ce qui précède, et notamment de la raison pour laquelle Schopenhauer loue d’abord l’effort kantien, que la moralité, selon l’auteur, réside dans la destruction du monstre égoïste. Ce motif capital et profond, le désir de bien-être, s’oppose, pour l'auteur, au motif moral : c’est cet égoïsme qui creuse entre chaque homme un fossé qu’il est miraculeux de sauter. Pour combattre cet égoïsme, on a convoqué les dieux et les lois, mais on a vu que l’obéissance aux uns et aux autres ne pouvait être qualifiée de morale : en cherchant à s'ouvrir les portes du paradis ou en évitant que ne se referment celles de la prison, nous ne servons jamais que notre égoïsme.

Dès lors, Schopenhauer cherche donc le fondement de la morale dans l’absence de motif égoïste ; il le trouve dans la pitié. A nous comme à la Société Royale, l’argument semble d’emblée contestable : après tout, lorsqu’on éprouve de la compassion, on souffre nous-même avec l’autre. Ainsi, on ne met in fine fin à la souffrance que l’autre nous inspire que pour cesser nous-mêmes de souffrir. En d’autres termes, on n'opère le saut miraculeux par-dessus le fossé de l’égoïsme que pour nous soigner nous-mêmes, comme si notre médicament ne se pouvait trouver que de l’autre côté de ce gouffre et qu’il nous fallait donc y faire un détour ; mais la guérison de l’autre n’est que le moyen : au final, on ne sert encore que soi-même. Ainsi, il semble qu’en refusant que le motif égoïste puisse être moral alors même qu’il proclamait la quasi-toute puissance du motif égoïste chez l’homme, Schopenhauer tombe dans le même écueil que Kant. 

Mais il y a plus : de la maxime, Neminem laede, imo omnes, quantum potes, juva (« Ne nuis à personne, et quand tu peux, aide »), à la base, selon lui, de la moralité, Schopenhauer conclut que la moralité comporte deux versants : respectivement, la justice et la charité. Or, si l’on comprend bien par quel processus la compassion ou la pitié peuvent mener à la charité, on voit mal toutefois comment ce fondement pourrait, par exemple, dissuader le pauvre de voler le riche (Schopenhauer considérant par ailleurs le vol contraire à la morale car n’obéissant pas au principe de justice - neminem laede) ; sauf bien sûr à considérer que la pitié aurait inspiré à l’ensemble des riches de partager leurs biens équitablement entre tous les pauvres - mais il ne semble pas, par ailleurs, que Schopenhauer appelle le communisme de ses voeux.

Surtout, on trouve à redire dans la façon dont Schopenhauer hisse la pitié au rang de vertu universelle. Comme le note le préfacier de l’édition du Livre de Poche, Alain Roger, « On pourrait s’interroger sur cette ‘naturalité’ de la pitié. L’histoire et l’ethnologie ne nous enseignent-elles pas que de nombreuses sociétés ignorent ce sentiment ? Schopenhauer le conteste : ‘cette compassion [...] est un fait indéniable de la conscience humaine, elle lui est propre et essentielle ; elle ne dépend pas de certaines conditions, telles que notions, religions, dogmes, mythes, éducation, instruction ; c’est un produit primitif et immédiat de la nature, elle fait partie de la constitution même de l’homme’». Pourtant, il semble bien que le philosophe aille ici un peu vite en besogne : ses exemples sont d’ailleurs exclusivement tirés des sociétés hindoues et chrétiennes. Or, s’il est évident que le christianisme, à l’image de Jésus qui se sacrifie pour la rémission des péchés des hommes, valorise la compassion (je ne peux traiter de l’hindouisme que je ne connais pas), il n’est pas certain que dans d’autres sociétés, dans lesquels on ignorerait l’enseignement du Christ, la morale reposerait sur le même fondement. Là encore, on peut opposer à Schopenhauer l’argument qu’il opposait lui-même à Kant : « nul n’a qualité pour concevoir un genre, qui ne nous est connu que par une espèce donnée ».

Le fondement social de la morale

Cette dernière remarque nous incite à penser que la morale pourrait n’être que ce qui répond aux attentes d'hommes donnés (ou à une majorité d'entre eux) à un moment donné et en un lieu donné ; en somme, une convention. Schopenhauer reconnaît d’ailleurs quelques mérites à l’argument :

Quand on songe à ces deux milles années et plus, consumées en efforts inutiles pour établir la morale sur de sûres assises, c’est une pensée qui peut bien venir à l’esprit, qu’il n’y a point de morale naturelle, point de morale indépendante de toute institution humaine : la morale serait donc une construction de fond en comble artificielle ; elle serait une invention destinée à mieux tenir en bride cette égoïste et méchante race des hommes ; et dès lors, sans l’appui que lui prêtent les religions positives, elle s’écroulerait, parce qu’il n’y a ni foi pour l’animer ni fondement naturel pour la porter.

Cela ressemble à du Dostoïevski (si Dieu n’existe pas, alors tout est permis) et cela semble assez juste. Schopenhauer mésestime toutefois l’action des lois, des pouvoirs de police et des nouvelles fictions humanistes qui ont avantageusement substitué la religion, sans laquelle il supposait qu’une telle idée de morale s’écroulerait ; la Déclaration universelle des droits de l'homme a seulement remplacé le Décalogue. Surtout cela semble assez conforme à la réalité.

D’ailleurs, Schopenhauer défend si bien cet idée qu’on s’étonne qu’il l’abandonne de but en blanc, et sans dire pourquoi elle n’est plus valable, pour lui préférer cette thèse selon laquelle la pitié serait à l’origine d’une morale universelle. On ne trouve de réponse que dans ce postulat très contestable et hérité de Kant selon lequel le motif égoïste exclut l’action morale (voir supra). Mais pourquoi un tel antagonisme vis-à-vis du motif égoïste ? Si j’agis honnêtement pour préserver ma réputation et devenir un partenaire privilégié au sein d’une société dans laquelle je serai bien vu, je suis égoïste, mais n’en demeure pas moins honnête ; si je me montre généreux envers la personne que j’aime (ou l’inconnu) parce qu’il me plait de l’aider et que j’en sors grandi à mes propres yeux ainsi qu’à ceux de la société, je suis égoïste, mais n’en demeure pas moins généreux. Ainsi, non seulement, je ne laede neminem, mais en plus, je juva imo omnes, sinon quantum potes, du moins quand je le veux - et ce n’est déjà pas si mal ! Dès lors, pourquoi ne serais-je pas vertueux ?

Voilà donc que l’on se retrouve, nous aussi, à recaler l’élève Schopenhauer ! Oh, pas dans des termes aussi virulents que la Société Royale - d’abord, on n’oserait pas -, mais si la critique est brillante, force est de constater que la démonstration ne convainc guère. On craint en effet que Schopenhauer ne soit lui aussi un théologien, et même un prêtre déguisé ! Et on aimerait lui demander pourquoi donc de toutes les actions que peut produire l’homme, seule l’action morale ne pourrait en aucun cas répondre à un motif égoïste.

jeudi 3 octobre 2013