mercredi 27 février 2013

Le Tunnel

Le Tunnel

d’Ernesto Sabato

Les carnets du sous-sol

Le tunnel aurait pu commencer par ces lignes :

Je suis un homme malade. Je suis un homme méchant. Je suis un homme déplaisant.

Car Juan Pablo Castel semble aussi seul dans son tunnel que Dostoïevski dans son sous-sol. Comme lui, il est animé d’un mépris sans bornes pour le monde qui l’entoure et dans lequel il évolue, à commencer par les critiques qui ne comprennent rien à son art. Car contrairement à Dostoïevski dans son sous-sol, Juan Pablo Castel est peintre ; et il nous apprend rapidement qu’il a tué sa maîtresse, Maria.

Ce récit est donc une confession dans laquelle l’assassin et surtout l’homme se livre. Cela commence comme commencent les aveux : avec des détours, comme si on voulait noyer le poisson, comme si on hésitait à se lancer comme un Empédocle au sommet de l’Etna. Parce qu’avouer, c’est se confronter à soi-même, à sa faute ; c’est un peu comme accepter la mort du soi tel qu’on voudrait qu’il soit. Dans ces premières pages, Castel n’en est pas encore au stade de l’acceptation. C’est plutôt la colère qui domine : il est agressif, imbu de lui-même, méprisant au point d’en devenir lui-même méprisable. Puis, les masques tombent lorsque paraît Maria, et Castel nous dit son amour fou, démesuré et immédiat pour cette femme qui fut la seule à comprendre son oeuvre et la seule à le comprendre lui. Et commence alors le récit d’une relation qu’on sait d’avance condamnée, qu’on aurait su condamnée même si on n’avait pas su Maria morte, même si on n’avait pas su Maria mariée ; qu’on aurait su condamnée parce que Castel est un homme malade, et que cela l’a transformé en un homme méchant et un homme déplaisant.

Castel nous dresse donc le tableau d’une relation sordide, malsaine, une relation où la langueur et le partage ne sont que le prélude à la jalousie, de plus en plus intense, à des disputes, de plus en plus violentes. Lecteur, on ne sait qui haïr (le mot n’est pas trop fort et c’est une grande force de ce livre de nous faire ressentir de tels sentiments, fussent-ils négatifs). On hait Castel pour sa jalousie, pour sa suspicion, pour l’exclusivité qu’il exige d’une femme qu’il sait mariée et qui ne lui a rien demandé. On hait Maria pour ses réponses équivoques, pour la froide distance avec laquelle elle traite son amant, pour ses silences, son absence et son égoïsme.

Comme des oiseaux en cage

On en est à peu près là quand vient l’explication du titre, Le tunnel, et c’est un passage magnifique. Et alors, on comprend que l’on ne peut haïr personne. On comprend que ce roman est l’histoire d’un oiseau en cage qui, à travers ses barreaux, rêvait de vivre avec cette oiselle qui voletait librement de branches en branches en chantant de toute la force de ses petits poumons d’oiselle. Mais l’oiseau dans sa cage ne pouvait pas être libre. Alors il a rêvé de mettre l'oiselle en cage, quitte à ce qu’elle cesse de voler, quitte à ce qu’elle cesse de chanter, et peut-être même pour qu’elle cesse de chanter.

Parce que l’oiseau en cage était seul. Et prisonnier de cette solitude, il lui fallait détruire cette liberté dont il ne pouvait se saisir et qui le rendait malade, et méchant, et déplaisant.

C’est cette solitude que nous raconte Sabato. Il nous conte l’enfermement auquel conduit cette solitude et à quel point elle rend insupportable la liberté. Et nous, lecteurs, on se surprend à les plaindre ces personnages qu’on avait haïs, et même à s’en vouloir de les avoir haïs. On plaint Maria qui baigne dans son sang. On plaint Castel qui nous écrit de derrière sa cage, les ailes brisées.

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