mercredi 12 juin 2013

La Grande Vie


La Grande Vie

de Jean-Pierre Martinet

Grande vie et petites existences

Quand on a un peu fréquenté Martinet, on sait qu’il est capable du meilleur (souvent – Jérôme, Nuits bleues calmes bières, L’orage) comme du pire (Ceux qui n’en mènent pas large). Quand on commence à lire La grande vie, longue nouvelle publiée pour la première fois dans la revue Subjectif des éditions du Sagittaire en 1979 et rééditée récemment chez L’Arbre Vengeur, on craint d’abord d’enrichir la seconde catégorie : Adolphe (ça commence mal…), nabot d’un mètre quarante pour trente kilos est plus ou moins violé par Madame C., concierge de dimension gargantuesque, dont le pantagruélique vagin semble l’avaler tout entier. C’est lourd comme Martinet sait parfois l’être, mais heureusement ce mauvais prologue se termine rapidement, et le reste de la nouvelle nous renvoie une image plus conforme à nos attentes.

A défaut de nous emmener sur les sommets atteints par Jérôme, Martinet nous fait encore une fois descendre bien bas, dans la sordide rue Froidevaux où Adolphe, depuis sa fenêtre, surveille la tombe de son père collaborateur, enterré dans le cimetière du Montparnasse, juste en face. Pendant une cinquantaine de pages très noires, Martinet, comme à son habitude, nous fait partager sa dépression et son mal-être, endossant pour l’occasion le costume d’un anti-Jérôme, un être microscopique et insignifiant dont l’existence se résume à « vivre le moins possible pour souffrir le moins possible ». Longeant les murs de la rue Froidevaux pour se rendre sur son lieu de travail, une entreprise de pompes funèbres où il est moqué par les clients et méprisé par un chefaillon tyrannique, Adolphe se laisse aller au lyrisme :

« Ah, comme vos rues sont froides, messieurs, et comme on y meurt lentement, à petit feu, à petits pas, de chagrin et d’ennui ! Comme le cœur est lourd à porter en vos déserts ! On y chemine en exil toute sa vie. Etrange voyage d’hiver. »

Freaks

A travers de tels passages, Martinet montre que son œuvre ne se limite pas à son seul caractère sordide. Bien sûr, il y a, comme souvent avec lui, quelques grosses ficelles, quelques passages lourdauds comme celui cité plus haut ou comme lorsque Adolphe s’interroge sur la couleur des sous-vêtements des veuves. Bien entendu, la rue Froidevaux n’existe pas plus que des Adolphe Marlaud et des Madame C. Et pourtant, elles existent bien ces rues froides et laides comme les salles d’attente de gares de banlieue où quelques crève-la-faim dorment au milieu des papiers gras, et ils existent aussi ces êtres insignifiants au-dessus desquels on regarde car on ne souhaite pas les voir. Les livres de Martinet sont imparfaits, caricaturaux, mais ils donnent une voix remplie d’humanité aux perdants de ce monde. Oui, il y a des scènes crues et une absence criante de beauté dans l’œuvre de cet écrivain atypique et même louche, mais comme nous le rappelle Adolphe, « la pornographie n’est pas toujours où l’on croit ».

Pénétrer dans un livre de Martinet, parmi cette foule de déshérités, ça rappelle cette scène mythique du film Freaks, sorti en 1932 : « We accept her ! We accept her ! One of us ! One of us ! ». Martinet, qui était cinéphile et cinéaste amateur a du y penser plusieurs fois en nous plongeant dans son univers fait d’êtres difformes, de nains et de géants qui évoluent dans un cadre bien plus horrible encore de normalité, de bassesse ordinaire où ils sont laissés pour compte dans l'indifférence la plus totale. Avec Martinet, nous sommes dans le roman social dans ce qu'il a de plus vrai. « Il n’y a pas de drame, chez nous, messieurs, dit Adolphe, ni de tragédie, il n’y a que du burlesque et de l’obscénité. » Reste toutefois à savoir où ils se situent : dans l’œuvre elle-même de Martinet, ou bien dans l’image de cette société dans laquelle on évolue qu’elle n’a de cesse de nous renvoyer ?

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