lundi 14 avril 2014

Et quelquefois j'ai comme une grande idée

Et quelquefois j’ai comme une grande idée
de Ken Kesey

Dans ma cabane au fond des bois

Quand, autour de la 600ème des 797 pages qui forment ce fantastique roman, je me suis demandé comment Ken Kesey s’y était pris pour tant m’intéresser au destin de la famille Stamper, je suis parvenu à la conclusion que sa réussite tenait en grande partie aux deux premières pages du texte. On y décrit, en italiques, d’abord la rivière Wakonda, « aussi plate qu’une rue (…) toute entière faite de pluie », qui traverse l’Oregon ; puis, une vieille bicoque accotée à la berge, et sur laquelle ramperaient les flots, si on les laissait faire ; et puis, enfin, l’affolement d’une meute de chiens couinant et aboyant après un objet qui s’entortille, se détortille au bout d’une corde : un bras humain, déchiqueté à hauteur d’épaule, et pendu par le poignet, majeur en l’air.

A qui appartient ce bras, et surtout, comment il s’est arraché à son propriétaire pour en arriver là, je me le suis souvent demandé, au cours de ma lecture.

Mais quand après un peu plus de 600 pages, je finis par le savoir, j’avais déjà bien d’autres choses en tête ; des choses du genre de celles qui vous empêchent d’imaginer un seul instant vous laisser décourager par un tel pavé, mais qui, plutôt, vous poussent à moduler votre emploi du temps pour pouvoir avancer.

Meet the Stampers

L’histoire tumultueuse du clan Stamper et de ses relations tendues avec la petite communauté de bûcherons de Wakonda commence avec Jonas, le grand-père, qui quitte son Kansas avec sa petite famille pour partir à l’assaut de l’Oregon, séduit par une brochure et sans doute aussi par ce mythe de la frontier, à la fois si américain et si universel en ce qu’il constitue l’expérience qui se rapproche le plus de celle qu’ont dû connaître les premiers hommes qui délaissèrent leur Rift Valley pour aller peupler une planète remplie d’hostilité.

Or, l’hostilité, les Stamper en connaissent un bout. Elle est triple, lorsqu’on fait leur connaissance, et de plus en plus menaçante à mesure qu’elle est intime.

D’abord, il y a l’Oregon, son froid que même les oies ne supportent pas, son crachin perpétuel qui s’insinue sous la peau, imbibe les consciences imbibées de l’alcool frelaté qu’on boit pour oublier le climat et l’ennui, sa rivière Wakonda dont la surface lisse dissimule un courant tumultueux, et puis, ses arbres, ses milliers d’arbres à abattre, de grumes immenses à élinguer, à débarder jusqu’à un point de flottage pour enfin leur faire descendre le fleuve jusqu’à une destination finale ; suicide, après suicide, après suicide. Et quelquefois j’ai comme une grande idée est le roman du Nord-Ouest américain ! Kesey sait restituer l’immensité des paysages du grand Ouest, évoque sa flore et sa faune omniprésentes, et parvient à nous faire ressentir la menace que représente constamment chaque élément.

Au-delà de la nature, Kesey sait aussi retranscrire avec brio l’atmosphère si particulière de ces petits patelins de l’Amérique du Nord, où tout le monde se connaît depuis l’école, où l’on se côtoie au bar et à l’église, où les mêmes gueules naissent et meurent ensemble… et dans lesquels les rapports humains ont conservé un peu de la sauvagerie du décor extérieur. Les habitants de Wakonda sont particulièrement tendus, d’ailleurs, depuis que la famille Stamper a refusé de suivre leur mouvement de grève, mettant toute une communauté sur la paille. Sous la houlette de Floyd Evenwrite, leader syndicaliste dont Hank Stamper est devenu la Nemesis depuis leur rivalité sur les terrains de football, toute la petite ville indignée se dresse contre les jaunes avec une violence exaltée par l’ennui, la bêtise et l’alcool.

Ainsi tombent les héros

Mais cette haine est encore bien peu de chose dès lors qu’on la compare à celle qui ronge le petit Lee, le second fils Stamper, intellectuel, introverti, qui avait trouvé refuge dans ses livres, et puis sur la Côte Est, pour fuir la vie de bûcheron qui lui semblait promise. Du fond de son campus, Lee voue une rancune tenace à son frère Hank, et lorsque celui-ci le rappellera en désespoir de cause pour l’aider à honorer un contrat, il n’acceptera de retourner à Wakonda que pour mettre en place sa vengeance. 

Ainsi, Et quelquefois j’ai comme une grande idée raconte la folie d’hommes qui ont pour seule passion de faire tomber des arbres. Le roman tout entier devient une métaphore. Il n’y a qu’à voir le plaisir que prend Lee à voir s'effondrer ces géants : Hank aurait dû se méfier ! Chacun des personnages se confronte à des héros dressés fièrement, inébranlables, et qui les toisent de leur immense hauteur : Hank contre les séquoias, Wakonda contre les Stamper, Lee contre Hank ; c’est toujours l’histoire de David contre Goliath, d’Ulysse contre Polyphème, la quête désespérée d’un point faible chez l’ennemi invincible, le combat que l’on mène bien qu’on le sache perdu. Et quelquefois j’ai comme une grande idée, avec ses dimensions bibliques, prend des allures d’épopée et Kesey mêle habilement aux frictions sociales, le combat fratricide et la lutte d’hommes contre des dieux.

Il mêle aussi les voix dans une narration innovante et ingénieuse. Avec un savant jeu d’italiques et de parenthèses, il opère des transitions à la manière des effets de fondus d’un film et n’hésite pas à faire se côtoyer jusqu’à trois narrateurs différents dans un même paragraphe. Le lecteur est d’abord surpris, mais on s’habitue vite et le procédé se révèle être une trouvaille géniale. En glissant ainsi d’un personnage à l’autre, on peut connaître leurs perspectives et leurs motivations, voir une scène sous différents angles ; on évite à la fois les biais d’une narration à la première personne et la lourdeur de l’omniscience, d’autant que le niveau de langue évolue en fonction du narrateur, chaque personnage ayant sa propre façon de s’exprimer.

On a du mal à croire qu’un tel roman ait pu être écrit par un pape du LSD ! Tout se tient, tout est serré, tout est maîtrisé. La variété des thèmes abordés, la puissance de leur traitement, l’originalité de la narration… tout nous amène vers une conclusion évidente : Kesey signe avec Et quelquefois j’ai comme une grande idée un véritable chef-d’oeuvre, servi par une nature et des personnages inoubliables. La 797ème page tournée, on aimerait seulement que ça puisse continuer !



4 commentaires:

  1. Oui exactement, on en reprendrait bien pour 800 pages de plus, sans problème !

    Je découvre votre critique (et La Lorgnette) via la page FB des éditions Toussaint Louverture.
    Je n'ai pas encore fini ni poster ma critique de ce livre qui m'a renversée, emportée, noyée même… Mais la vôtre est parfaite ! Elle donne envie de s'y replonger, même si de fait, je ne sais pas pour vous mais… de mon côté je ne cesse d'y repenser, j'ai l'impression que les personnages m'accompagnent toujours, que la rivière coule encore, monte et descend… Il est rare qu'un livre me fasse cet effet, en tout cas à ce point, avec cette intensité.

    Voilà, rien de bien constructif dans mon mot, juste un amour partagé pour ce roman génial :)

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  2. Bonjour, et bienvenue ! Et si tous vos commentaires pas "bien constructif(s)" sont aussi sympas que celui-ci, n'hésitez pas à en laisser autant que vous voulez !

    Et oui, comme vous et bien que ma lecture soit encore récente, je pense que Et quelquefois j'ai comme une grande idée fait partie de ces livres qui marquent et continuent d'accompagner le lecteur bien après qu'on l'a refermé. Une très belle lecture !

    Je garde un oeil sur votre blog en espérant bientôt y lire vos impressions...

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  3. Mathilde Sallez23 avril 2014 à 00:18

    Jérôme, un triple merci pour :
    1/m'avoir fait découvrir le livre
    2/en avoir synthétisé une critique parfaite sur ce blog : je l'avais parcouru avant de lire le roman et je viens de la relire, je trouve que cela décrit très bien le livre (polyphonie parfaite, vivante mais maitrisée, les décors qui pourraient donner lieu a un film, les thèmes universels et subtilement traités, ...).
    3/me permettre d'en faire la propagande a mon tour ainsi que celle de la maison Toussaint Louverture

    Juste un bémol, je serai plus dure que toi sur la facilité à entrer dans le livre, je pense qu'il faut vraiment aimer lire à la base. Mais ca vaut le coup de s'accrocher, comme les meilleures séries TV où tu as le point de vue de tous les personnages en meme temps.

    Bref, grande idée cette traduction!

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    1. Tu l'as déjà fini !? Content que ça t'ait plu et fais-en bien la propagande : Monsieur Toussaint Louverture, c'est vraiment une belle maison (sur le blog, j'ai aussi fait la critique d'Enig Marcheur, auquel j'ai moins accroché, mais qui est assez illustratif de leur beau boulot - livre objet magnifique et pari éditorial osé : c'est bien qu'il y ait des éditeurs pour faire vivre ces livres). Pour l'entrée dans le livre, la mienne a été facilitée par l'histoire de Jonas : j'aime beaucoup ce mythe de la frontier ; c'est ce qui m'avait fait aimé La Route de McCarthy dans un style très différent. Quant aux décors de film, il y en a déjà un : Le clan des irréductibles, de et avec Paul Newman. Faudra y jeter un oeil à l'occasion !

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