lundi 26 août 2013

La Pornographie


La Pornographie
de Witold Gombrowicz

La littérature pervertie(t ?)

La quatrième de couverture et la préface du livre font dire à Gombrowicz qu’il voulait avec La Pornographie révolutionner l’érotisme polonais. S’il y parvient sûrement dans une certaine mesure, c’est moins pour son érotisme que pour le malaise que crée chez le lecteur cette représentation de l’obscénité qu’on se souviendra de ce roman marquant à plus d’un titre.

Avant même d’en venir au vif du sujet – la manipulation, forcément malsaine, de deux adolescents par et pour la satisfaction de deux hommes adultes – plusieurs choses interpellent, à commencer par les liens qui unissent l’auteur, le narrateur et celui qui se présente de plus en plus comme son double au fur et à mesure que l’on avance dans le roman, Frédéric. Ces trois entités semblent se confondre d’abord parce que l’auteur, non content d’écrire à la première personne du singulier, va jusqu’à donner son nom, son âge et sa profession au narrateur si bien que le livre apparaît plus comme un récit ou un journal (une confession ?) que comme un roman à proprement parler. Quand on sait que Gombrowicz était en Argentine, et non en Pologne, en 1943, aucun doute ne subsiste : il s’agit bien d’une fiction ; mais le temps du roman, la proximité que semblent entretenir l’auteur et son narrateur à la personnalité pour le moins trouble contribue à accentuer le malaise du lecteur. D’autant plus que se superpose encore, par-dessus ces deux-là, la figure de Frédéric. De prime abord, il apparaît comme un être insignifiant et même une sorte de boulet que l’auteur/narrateur doit traîner derrière lui, une présence disgracieuse et encombrante. Cependant, au fil du roman, il va se révéler lui aussi comme le double de l’auteur – ou plus exactement du narrateur avec lequel il se confond – et même comme son prolongement. On le perçoit d’abord à travers certains détails qui ne peuvent relever d’une saute de concentration de l’auteur tels que ces quelques aptitudes à la médecine prêtées tour à tour au narrateur puis à Frédéric, ou au fait que jamais les deux personnages ne soient visibles en même temps en deux endroits différents (quand, par exemple, Witold est sur une barque et montre à son passager l’endroit où est censé être Frédéric, celui-ci est caché et parfaitement invisible depuis la barque). Surtout, on le perçoit à travers la symbiose qui règne entre ces deux personnages qui pensent la même chose au même moment, communiquent sans paroles et semblent finalement se répartir les rôles de façon à ce que Frédéric s’active à la réalisation des fantasmes de Witold.

Les vers de terre

Au centre de ceux-ci, donc, deux adolescents, Karol et Henia, qui ont toujours vécu et grandi ensemble, sans jamais que leurs jeux ne sortent des limites de l’innocence. Ce qui n’est d’abord qu’une curiosité après que non seulement Witold et Frédéric, mais aussi le fiancé de Hénia lui-même ont tous remarqué la parfaite compatibilité physique entre les deux jeunes gens, vire rapidement à l’obsession lorsque Witold et Frédéric décident que ce (garçon) et cette (fille) – ces parenthèses, utilisées par l’auteur, demeureront un mystère malgré les promesses plusieurs fois réitérées de les expliquer – doivent être ensemble, c’est-à-dire coucher ensemble.

En préface, Gombrowicz réfute toute portée philosophique à son roman, préférant l’idée selon laquelle il se serait contenté de développer un thème et de l’exploiter au mieux. La jeunesse est au centre le celui-ci et semble incarner, sous la plume de l’auteur, à la fois l’innocence et la perversion. La première est évidente en ce que les jeux de Karol et Henia sont toujours restés purs malgré leur proximité et leur puberté. Les deux personnages incarnent une certaine idée de la jeunesse comme l’incarnation de la pureté, et les mystérieuses parenthèses employées par l’auteur semblent pour ainsi dire les préserver du monde extérieur et de ses saletés. Au moins la première partie.

Car il n’est pas besoin de beaucoup gratter cette apparence d’innocence pour révéler une certaine perversité. Les deux jeunes se prêtent en effet sans résistance et non sans plaisir aux jeux et aux mises en scène orchestrées par Frédéric et Witold, qui n’ont d’ailleurs pas besoin d’avancer à pas couverts pour que les jeunes gens rentrent dans la danse. Mieux encore, ce sont Karol et Henia eux-mêmes qui livreront aux deux adultes les clés de leur union en se livrant devant eux à un acte qui apparaît comme un symbole de cette jeunesse innocente et perverse : en joignant leurs deux pieds pour écraser un ver de terre, acte cruel pratiqué avec candeur depuis toujours par des milliards d’enfants, les jeunes permettent à Witold et Frédéric d’élaborer le plan qui cimentera l’union non seulement de Karol et Henia, mais aussi des deux générations, dans le crime et pour l’érotisme. Karol et Henia entrent dans une sorte de pacte sacré avec Frédéric et Witold… et sortent définitivement du monde de l’enfance et de son innocence.

Renouveau de l’érotisme ou pas ; portée philosophique ou non ; La Pornographie est au-delà de ces interrogations un roman à la construction implacable qui marque et interpelle, qui suscite chez le lecteur un trouble certain : en rendant ainsi à la pornographie son sens premier, en exposant au lecteur une obscénité crue, il en fait une sorte de voyeur et, par la même, le complice de Witold et de Frédéric. La boucle est bouclée : entre les mains de Gombrowicz, le lecteur, comme Henia et Karol, perd son innocence et, de jouet, devient complice… et pervers.

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