lundi 5 août 2013

Le Loup des Mers


Le Loup des Mers
de Riff Reb’s

Shakespeare et Nietzsche sont dans un bateau

Librement adapté du roman éponyme de Jack London, Le Loup des Mers met aux prises Humphrey van Weyden, gentleman auto-proclamé et par ailleurs, chroniqueur dilettante spécialiste de l’oeuvre de Poe, au terrible Loup Larsen, capitaine de la goélette Le Fantôme, en route pour aller chasser le phoque au large du Japon. Le second a repêché le premier tandis qu’il sombrait avec le ferry qu’il avait emprunté pour traverser la Baie de San Francisco, au fond de laquelle le pauvre van Weyden aurait presque préféré rester.

C’est que Loup Larsen, espèce de colosse à la force surhumaine, dirige son équipage non pas d’une main de maître, mais bien plutôt de tyran. Sûr de son autorité, il n’hésite pas à recourir à la violence pour mettre un terme à la plus petite contestation et n’a aucun scrupule à asseoir le respect qu’on lui porte sur la crainte, quitte à susciter la haine de ses subordonnés. A vrai dire, Loup Larsen semble moins préoccupé par la bonne conduite de son rafiot que par la volonté de donner une leçon de vie à chaque homme qui embarque sous ses ordres. De gré ou de force. Ainsi, quand il repêche van Weyden, ce n’est pas pour le déposer immédiatement à bon port comme l’imposerait le code de conduite, mais pour apprendre à ce rentier qui n’a jamais vraiment travaillé de sa vie à gagner sa croute et à devenir un homme.

Loup Larsen déborde d’énergie vitale : non content d’être un monstre physique (il résistera notamment à l’assaut que lui livreront sept mutins, juste après qu’il aura été jeté à la mer et se sera hissé sur le pont à la force de ses bras) et un marin hors pair, c’est un homme cultivé, familier de Shakespeare et Milton, maîtrisant la physique et l’astronomie. Il semble à ce titre être l’incarnation du surhomme nietzschéen, auquel London voulait ouvertement s’en prendre dans son roman. L’attaque échoue pourtant en partie car, malgré sa cruauté, il y a quelque chose de fascinant dans ce personnage bien plus pittoresque que le pâle van Weyden, qui ne deviendra réellement digne d’intérêt qu’après s’être aguerri aux côtés du Loup, empruntant un peu de cette force bestiale qui anime Larsen, mâle alpha de sa meute. Pour autant, van Weyden, animé par de fortes croyances religieuses, refusera de devenir le disciple de Larsen. S’il devient plus fort à son contact, il ne sera pas prêt à toutes les compromissions, ne cèdera pas au nihilisme de Larsen (duquel Nietzsche, quant à lui, ne se réclamait pas) et le triomphe d’une bourgeoisie intellectuelle terrassera même la bête supra-humaine lorsque l’amour de Maud Brewster, autre écrivain oisif recueillie par Larsen après un naufrage, fournira à van Weyden un but pour se défaire de l’emprise du capitaine.

Et vogue la galère !

C’est donc une superbe histoire de marins que nous offre Riff Reb’s, mais aussi bien plus que cela : il y a une certaine profondeur, une ambition derrière tout cela.

Quels que soient les mérites du roman, la présente adaptation vaut largement le détour. Le dessin de Riff Reb’s donne une véritable vie aux personnages dans cette splendide adaptation BD. La couverture, déjà, possède la force de certains tableaux expressionnistes allemands de l’entre-guerre, et Loup Larsen, dépeint comme une espèce de diable, possède un réel charisme. On appréciera aussi la palette monochrome qui change à chaque chapitre et la construction narrative elle-même : le dessin est vif et parfaitement adapté à cette histoire sans temps mort ; de même, les coupes sont bien pensées et restituent très bien l’intensité de la relation entre Loup Larsen et van Weyden. C’est donc une réussite totale.

A la toute fin, Riff Reb’s choisit de prendre quelques distances avec London, réservant à ses personnages une fin moins heureuse que celle imaginée par le romancier. Peut-être aussi une façon de mitiger quelque peu la victoire finale de van Weyden : Larsen reste le véritable héros de cette bande dessinée. Finalement, sans lui, sans cette force extraordinaire et cette débauche d’énergie vitale qui prend en main son destin, quitte à jouer avec celui des autres, ne restent que le fatalisme et l’option de s’en remettre à la grâce de Dieu. Là où London tuait le Loup, Riff Reb’s en fait un personnage presque satanique, qui se hisse pour lui-même et pour les autres au rang de Dieu. Sans lui, point de salut.

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