lundi 14 octobre 2013

La Planète de M. Sammler


La Planète de M. Sammler
de Saul Bellow

Ce que la Terre doit à la Lune

M. Sammler vit sur Terre. Plus précisément, à New York. C’est un vieil Ostjude, échappé miraculeusement à l’holocauste quand, laissé pour mort après qu’un Einsatzgruppe lui avait fait creuser sa propre tombe et tiré dessus, il s’était hissé au sommet d’une montagne de cadavres, hors de sa sépulture et s’était finalement caché pendant des mois dans un cimetière, nourri par un gardien antisémite, mais humain. Après la guerre, il avait dû son salut à un neveu, Elya, chirurgien-avorteur richissime qui l’avait fait venir aux Etats-Unis et s’était occupé de subvenir à ses besoins et à celui de sa fille, Shula.

Ce que représente M. Sammler, c’est surtout une certaine image de l’ancienne école, le seul survivant d’un peuple exterminé, un Juif polonais éduqué en Angleterre et débarqué à New York. Voilà bien de quoi lui procurer tout le recul et le décalage nécessaires pour incarner « un îlot de méditation dans l’île de Manhattan ». Car autour de M. Sammler, c’est toute une jeunesse étrange et surtout étrangère à la pensée de Sammler qui s’affaire dans la Big Apple des années 60.

La banalité du mal

Tout commence quand M. Sammler surprend un pickpocket noir exécutant ses oeuvres dans un autobus new-yorkais. Le crime, bien sûr, choque la conscience du vieillard, va à l’encontre de ses valeurs. Pourtant, le vieux Sammler est fasciné et ne souhaite rien plus qu’assister à sa répétition. « Dans le mal comme dans l’art il y a l’illumination. », écrit Bellow. Or, pour un survivant comme M. Sammler, s’ouvrir au mal, c’est rappeler vers soi le souvenir de l’holocauste. Ainsi est évoquée Hannah Arendt et sa « Banalité du mal », ce qu’on pourrait qualifier de trait de génie nazi et qui consista à diviser le travail de l’extermination des Juifs de façon à détruire toute notion de responsabilité individuelle ou collective : « Une société de masse ne produit pas de grands criminels. » Faire passer le plus grand crime de l’humanité pour banal était, selon les propres termes de M. Sammler, « une idée de génie ».

Mais cela ne s’arrête pas là. Avec ce basculement, la banalité du mal n’est plus le signe de la barbarie, mais plutôt le sommet de la civilisation bourgeoise occidentale. Toute cette idée s’incarne dans un long monologue que tient M. Sammler au milieu du livre, laissant pour une fois de côté son hostilité à l’égard des explications. Elle tient en la mise en rapport d’un côté du pickpocket noir, sorte de « roi barbare » dans son manteau en poil de chameau, ses lunettes Dior et son costume de sapeur, et qui exhibe sa virilité comme un spectre tout à la fois menaçant et justifiant un pouvoir qui le placerait au-dessus des lois et lui autoriserait le recours au mal ; et de l’autre divers spécimens d’une jeunesse bourgeoise fascinée par le crime et à plus d’un titre névrosée. Parmi ceux-ci, Shula, la fille de M. Sammler, excentrique auto-proclamée qui fouille les poubelles, vole et se livre à quantité d’autres actes inconséquents, mais aussi Wallace et Angela, les enfants d’Elya, respectivement pseudo-intellectuel cherchant à s’épanouir à tout prix et à travers un nombre incalculables d’entreprises toutes plus farfelues les unes que les autres, et quasi-nymphomane, s’exhibant à tout crin et explorant les mystères de sa sexualité un à un ou tous en même temps.

L’aspiration individualiste

Toute cette jeunesse est animée par une revendication : l’aspiration à être un individu. Là où, il y a deux-cents ans, on se contentait d’être partie interchangeable d’un tout simplement défini par une appellation générique (noble, ouvrier, paysan, esclave...), chacun veut aujourd’hui exister et s’affirmer comme un individu unique. Si beaucoup s’accordent pour considérer cela comme un très grand progrès, pour M. Sammler, c’est « effroyable pour qui sait ce qu’est la souffrance ». Car s’épanouir est devenu un fardeau. Les désirs sont infinis et les exigences impossibles, à partir de réalités complexes. En un mot, notre aspiration à l’individualisme repose sur le mensonge de notre unicité ; la réalité - moins conservatrice que hautement régressive et même presque dangereuse - est que nous sommes substituables.

Pour assouvir notre quête d’identité, il ne reste plus que deux voies. La première est une idée qui m’est chère depuis longtemps : la parodie. Contrairement à l’Antiquité où les mythes et les maîtres servaient de guides, notre société refuse l’imitation ; sinon, elle ne serait pas originale. Elle s’enfonce donc dans la parodie, la théâtralité, les comportements excessifs comme ceux des enfants de Sammler et son neveu ; comme, aussi, cette politique du « toujours plus » qu’on retrouve partout autour de nous, ou dans le matérialisme, cette transposition de l’être à l’avoir, de l’essence à l'esbroufe.

L’autre voie est celle du Mal. C’est la voie du Marquis de Sade, philosophe des Lumières à sa façon ; c’est aussi la voie des Raskolnikov, qui veulent, par le meurtre, éprouver leur condition d’ « homme d’exception ». La fascination pour le meurtre et le nihilisme dans les classes bourgeoises n’est plus à démontrer. Le Mal seul est capable d’ébranler la solidité du confort bourgeois et de donner l’impression d’exister - M. Sammler l’a lui-même expérimenté.

Le roi de Lodz

Or, ces deux voies se recoupent. Tout d’abord, si l’on donne à la notion de Mal une définition qui la renvoie au démoniaque, lui faisant englober les arts, le sexe, le matérialisme... La transgression et l’excès. Ensuite, parce qu’elles s’incarnent parfois toutes les deux sous les traits d’un même personnage, tel ce roi de Lodz, un Juif nommé responsable du ghetto de Lodz par les Nazis, et qui envoya des milliers des siens à Auschwitz tout en paradant tel un roi de carnaval dans son carrosse à travers les rues du ghetto où pourrissaient les cadavres en guenilles.

Tout cela, M. Sammler l’évoque en présence d’un scientifique qui traite de la colonisation de la Lune comme d’une nécessité pour l’espèce humaine (nous sommes à la fin des années 60 et la Guerre des Etoiles suscite les fantasmes). La Lune, sous la plume de Bellow, a de faux airs d’oeuvre d’art (« le désir d’être un bateau ivre ou de posséder une âme aspirant à briser les parois d’un univers clos »). Voilà qui rappelle un autre grand écrivain qui redoutait le nihilisme auquel conduiraient les idées nouvelles et soutenait que l’art sauverait le monde.

Sous ses airs faussement conservateurs - Elya, le seul qui ait oeuvré pour le bien de sa famille, a fait ce qu’on attendait de lui sans y prendre plaisir -, La planète de M. Sammler est un roman vraiment intelligent qui ouvre de magnifiques pistes de réflexion. C’est peut-être ça, être un grand écrivain : faire du banal quelque chose d’exceptionnel. Gageons que Saul Bellow a pris du plaisir à éclairer l’humanité. Elle est peut-être là, la voie qui mène à l’exceptionnel, à l’épanouissement.

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