vendredi 23 mai 2014

Ma mère, musicienne...

Ma Mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan
de Louis Wolfson

Le journal d’une autre

Louis Wolfson est un schizophrène. Peut-être ne devrait-on pas le savoir pour mieux découvrir cette oeuvre, mais après tout, c’est ce que l’on apprendra en premier lieu en se renseignant sur son auteur. Et puisque ce livre contient bien quelque chose d’un petit peu fou, ce n’est pas tomber dans les excès de Sainte-Beuve que de le lire en gardant cette information à l’esprit ; au contraire, on ne l’en appréciera que plus. Du reste, l’auteur ne fait rien pour dissimuler. Son premier livre, paru en 1970, s’appelait Le Schizo et les langues et avait été salué notamment par Deleuze, Queneau, Le Clézio, Paul Auster et Foucault. Wolfson, qui est américain, et à qui les électro-chocs qu’il avait subis étant jeune dans le cadre de sa thérapie avaient rendu l’anglais insupportable y racontait en français comment il traduisait instantanément sa langue maternelle dans un sabir de français, d’allemand, de russe et d’hébreu et utilisait ce système au quotidien.

Son second ouvrage au titre interminable, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan, aussi rédigé en français dans les années 80 et récemment re-publié chez Attila (désormais Le Tripode), est un récit d’un autre genre. Il se présente comme un journal, et même comme le journal d’un autre. En effet, Wolfson emprunte les brèves notes que sa mère a laissées entre novembre 1975 — quand on lui diagnostique un cancer de l’utérus — et mai 1977 — quand elle en meurt — pour se raconter lui selon sa chronologie à elle. Le procédé a quelque chose de génial : il met en rapport et fait cohabiter les événements les plus triviaux et les faits les plus graves. Ainsi, tandis que sa mère, laconique, note les dates et l’objet de ses différentes opérations, le fils, de son côté, raconte par le menu ses visites à l’hippodrome où il se rend régulièrement pour dilapider sa modeste pension d’invalidité dans des paris abracadabrants. Qu’on imagine un récit de guerre dans lequel le narrateur nous raconterait que, le 6 juin 1944, il s’est promené au bord d’un lac, ou a mangé une poire, sans jamais nous parler de batailles et de mort : c’est à peu près l’effet que produit ce journal de l’agonie d’une autre.

Or, voilà précisément ce qui frappe : comme la vie continue, modeste et routinière, indifférente au tragique des événements l’entourant. La maladie de Rose, parce qu’elle dure trop longtemps, devient un parfait non-évènement, comme ces conflits du Proche Orient qui s’enlisent et dont on s’indiffère : l’essentiel n’est pas là, semble affirmer Wolfson, et on ne peut qu’y souscrire. Sur le rabat, une phrase de Paul Auster à propos d’un des livres de Wolfson affirme que c’est « une de ces oeuvres rares qui peuvent modifier notre perception du monde ». C’est exactement cela.

Les bruits d’un monde assourdissant


Une autre phrase, de Pontalis, s’étonne sur le même rabat : « Comme il sait invoquer sa “folie” pour parvenir à ses fins ! », et c’est tout à fait cela aussi. Car non seulement Wolfson joue de son apparente incapacité à distinguer l’important du banal pour nous faire nous interroger — pourquoi l’agonie de Rose serait plus importante qu’une course de chevaux, pourquoi mériterait-elle qu’on s’y intéresse plus longuement ? après tout, elle ne fait que mourir ; il n’y a rien de plus commun —, mais il en profite aussi pour se couvrir de la folie comme on brandit une excuse pour justifier le personnage plutôt exécrable qu’il incarne dans son livre. Louis Wolfson, en effet, est semblable à nombre de ces anti-héros que l’on rencontre trop souvent dans une certaine littérature américaine. Il est raciste, paranoïaque, névrosé… mais tous ces excès qui rendraient insupportable n’importe quel personnage de fiction, ici sont acceptables au seul prétexte que c’est vrai : l’auteur est fou. Quoiqu’on s’offusque, on lui pardonne donc de traiter de « sale nigger » le chauffeur de bus qui le ramène chez lui, on s’amuse de sa haine des infirmières qui violent leurs patients « analement, rectalement, et ça impunément », et l’on se prend même à se passionner pour ces courses de cheveux sur lesquelles il parie tantôt sur Noble Welcome quand une ministre israélienne visite les Etats-Unis, tantôt sur Steady Brave pour une fête commémorative, ou bien encore pour les jockeys québecquois quand approche le jour de l’indépendance du Québec, sans jamais tenir compte des côtes ou d’autres critères plus scientifiques.

A force se dessinent les traits d’un personnage aussi énervant que profondément touchant. Mû par ses trois obsessions — les courses, sa haine de médecins en qui il n’a aucune confiance (il se persuade qu’un peu d’exercice aidera mieux sa mère que toutes leurs chimiothérapies) et la destruction atomique de la terre — qui l’occupent beaucoup, il trouve encore le temps de se plonger dans d’épais volumes de médecine, comme s’il commençait des études d’oncologie et espérait ainsi sauver sa mère. Avec une sorte d’intime détachement, il évoque ses rapports à celle-ci, à son beau-père, et à un monde qu’il ne perçoit jamais qu’à travers les écouteurs stéthoscopiques du walkman qu’il écoute en permanence pour ne pas entendre cette langue qui le rend fou. Il est comme en-dehors, quand bien même il devrait être le plus concerné. Et c’est cette capacité d’abstraction, bien involontaire prétend-il, qui nous permet de porter nous aussi sur ce monde un regard neuf. Ce livre est un walkman filtrant pour nous les bruits d’un monde assourdissant.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire