lundi 4 novembre 2013

Le Mariage du Ciel et de l'Enfer

Le Mariage du Ciel et de l’Enfer
de William Blake

Les portes de la perception

A l’instar de Dante et Milton, glorieux ainés, William Blake (1757-1827), peintre, imprimeur et poète pré-romantique considéré par d’aucuns comme le plus grand artiste britannique, a entrepris à son tour un voyage aux Enfers. Instruit des techniques d’impression pratiquées dans le monde souterrain – qui correspondent à la gravure en relief, plus durable que l’encre, et que Blake pratique pour illustrer ses textes – le poète revient sur terre livrer aux vivants ses « visions mémorables » sur l’empire de Satan. En huit poèmes en prose rédigés entre 1790 et 1794, une époque où tous les espoirs qu’il avait placé en la Révolution Française n’avaient pas encore été déçus, William Blake tente de nettoyer pour nous les portes de la perception (« If the doors of perception were cleansed, everything would appear to man as it is – infinite » VI : A Memorable Fancy).*

Selon la conception de Blake, l’existence repose sur l’opposition des contraires. Il l’explique synthétiquement dans son deuxième poème, sorte d’introduction indispensable à la compréhension du reste de l’œuvre :

Without Contraries is no progression. Attraction and Repulsion, Reason and Energy, Love and Hate, are necessary to Human Existence.
From these Contraries spring what the religious call Good and Evil. Good is the passive that obeys reason : Evil is the active springing from Energy.
Good is Heaven ; Evil is Hell.

L'harmonie du monde 

En conséquence, au contraire des Enfers de Dante et Milton, celui décrit par Blake apparaît moins comme un lieu de châtiment et d’expiation que comme une mer infinie où se déploie l’énergie et la créativité, un espace où l’homme et les démons doivent s’affranchir des règles (« I tell you no virtue can exist without breaking these ten commandments. » VIII : A Memorable Fancy). A travers ces poèmes, Blake crie la supériorité de la folle énergie sur la raison. Dans cette ode à la liberté et à la création, la prudence n’est qu’une « vieille fille laide courtisée par l’impuissance » et celui qui restreint son désir, ou pire encore son génie, pour s’assurer le confort et la gratification du moment présent n’est qu’un être faible et malhonnête.

A travers ces huit poèmes d’une force indéniable, Blake contribue donc à forger cette image d’un Satan libérateur, ami du poète et du fou, et qui s’oppose à la raison et la sagesse de Dieu. Sur qui a remporté la bataille, les opinions diffèrent : pour certains, Satan, déchu, a été relégué au royaume souterrain ; d’autres considèrent que le royaume des cieux est tout ce qui reste de la puissance de Dieu. Ces deux contraires revendiquent d’ailleurs leur lien avec Jésus Christ (« Jesus was all virtue, and acted from impulse, not from rules. » VIII : A Memorable Fancy, suivant directement la phrase citée plus haut). L’œuvre n’est cependant pas satanique ou antéchrist : Blake était profondément croyant et ne cesse de souligner l’importance de ces deux forces opposées pour l’existence humaine. Refusant l’approche manichéenne du Bien et du Mal défendue notamment par Swedenborg, critiqué ouvertement à plusieurs reprises dans ce texte qui apparaît comme une réponse à son texte Du Ciel et de l'Enfer, Blake se rapproche des philosophies orientales selon lesquelles le Bien et le Mal, loin de devoir s’annihiler mutuellement ou se combattre, participent également à l’existence unifiée du cosmos – d’où ce mariage du Ciel et de l’Enfer. Ainsi, dans le royaume des hommes, à mi-chemin entre ceux de Satan et de Dieu, deux types d’êtres coexistent animés par ces forces opposées qui les amènent à libérer ou à retenir (pour autant qu’ils en soient capables) les désirs et les pulsions qui les animent. Le poète appartient à l’Energie, à ce que la religion appelle le Mal. Son cousinage implicite avec le fou et le criminel est évident dans l’œuvre de Blake : tous trois sont animés par la même folie à laquelle ils laissent libre cours, le poète parvenant seul à l’exprimer sous une forme positive. Pour le bien et la survie de l’humanité, ces deux forces doivent continuer à coexister et à s’opposer malgré l’incompréhension dont les hommes obéissant à des forces différentes font preuve les uns vis-à-vis des autres. Seuls les ennemis de l’existence – les prêtres, Blake s’affirmant comme au moins aussi anticlérical qu’il est croyant (« As the caterpillar chooses the fairest leaves to lay her eggs on, so the priest lays his curse on the fairest joys. » IV : Proverbs of Hell) – tentent donc de réconcilier ces deux types d’hommes (« These two classes of men are always upon earth and should be enemies ; whoever tries to reconcile them seeks to destroy existence. Religion is an endeavour to reconcile the two. » VI : A Memorable Fancy).

Les proverbes de l’Enfer

Toutefois, en Enfer, seule la force active de l’énergie subsiste. La plus célèbre partie du livre, consacrée aux proverbes de l’Enfer, illustre parfaitement cette vision d’un monde infernal encourageant la libération pour le meilleur et pour le pire des forces actives que sont la folie et le génie. Comme l’écrit Blake, ces proverbes, plus que n’importe quelle description architecturale ou vestimentaire, permettent de rendre compte de la nature d’une civilisation. Tout, en Enfer, vise à écraser le calcul et la prudence afin de permettre le déchaînement des forces vives :

Improvement makes straight roads, but the crooked roads without improvements are roads of Genius.

Expect poison from the standing water.

If others had not been foolish, we should be so.

One thought fills immensity.

Everything possible to be believed is an image of truth.

If the fool would persist in his folly, he would become wise.

He who desires but acts not breeds pestilence.

No bird soars too high, if he soars with his own wings.

Prisons are built with stones of Law, brothels with bricks of Religion.

The road of excess leads to the palace of wisdom.

Héritage culturel

Œuvre de génie, splendide dans son écriture et d’une grande puissance, Le mariage du Ciel et de l’Enfer, après avoir fait débattre théologiens et psychiatres, continue d’exercer une influence notable sur la culture populaire. Bien entendu, il fait partie des œuvres clés du mouvement gothique (Marilyn Manson en a donné la lecture au Musée Getty), mais il est aussi à l’origine du nom du groupe The Doors (les portes de la perception évoquées plus haut) et est bien entendu cité dans le film Dead Man, de Jim Jarmusch, où le personnage interprété par Johnny Depp s’appelle William Blake. Au-delà de cette portée qui perdure, l’œuvre vaut plus encore pour sa dimension intellectuelle et artistique, sur les portes qu’elle ouvre et l’influence qu’elle aura eu sur les artistes et les penseurs postérieurs à Blake. Tout ceci contribue à faire du Mariage du Ciel et de l’Enfer une œuvre à lire, incontestablement. Pour tout ce qu’elle est, d’abord, et pour tout ce qu’elle provoqua, ensuite.




*Parce que j’ai lu le livre en anglais, et parce que je considère que la poésie supporte généralement mal la traduction, j’ai préféré citer le texte dans sa version originale. Cependant, l’édition critiquée est bilingue, bien que la traduction, souvent trop littérale, ne rende pas très bien compte de certaines nuances. Mieux vaut donc, selon moi, lire l’œuvre en anglais et ne se servir de la traduction que comme un support en cas d’incompréhension.

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