vendredi 23 mai 2014

Ma mère, musicienne...

Ma Mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan
de Louis Wolfson

Le journal d’une autre

Louis Wolfson est un schizophrène. Peut-être ne devrait-on pas le savoir pour mieux découvrir cette oeuvre, mais après tout, c’est ce que l’on apprendra en premier lieu en se renseignant sur son auteur. Et puisque ce livre contient bien quelque chose d’un petit peu fou, ce n’est pas tomber dans les excès de Sainte-Beuve que de le lire en gardant cette information à l’esprit ; au contraire, on ne l’en appréciera que plus. Du reste, l’auteur ne fait rien pour dissimuler. Son premier livre, paru en 1970, s’appelait Le Schizo et les langues et avait été salué notamment par Deleuze, Queneau, Le Clézio, Paul Auster et Foucault. Wolfson, qui est américain, et à qui les électro-chocs qu’il avait subis étant jeune dans le cadre de sa thérapie avaient rendu l’anglais insupportable y racontait en français comment il traduisait instantanément sa langue maternelle dans un sabir de français, d’allemand, de russe et d’hébreu et utilisait ce système au quotidien.

Son second ouvrage au titre interminable, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan, aussi rédigé en français dans les années 80 et récemment re-publié chez Attila (désormais Le Tripode), est un récit d’un autre genre. Il se présente comme un journal, et même comme le journal d’un autre. En effet, Wolfson emprunte les brèves notes que sa mère a laissées entre novembre 1975 — quand on lui diagnostique un cancer de l’utérus — et mai 1977 — quand elle en meurt — pour se raconter lui selon sa chronologie à elle. Le procédé a quelque chose de génial : il met en rapport et fait cohabiter les événements les plus triviaux et les faits les plus graves. Ainsi, tandis que sa mère, laconique, note les dates et l’objet de ses différentes opérations, le fils, de son côté, raconte par le menu ses visites à l’hippodrome où il se rend régulièrement pour dilapider sa modeste pension d’invalidité dans des paris abracadabrants. Qu’on imagine un récit de guerre dans lequel le narrateur nous raconterait que, le 6 juin 1944, il s’est promené au bord d’un lac, ou a mangé une poire, sans jamais nous parler de batailles et de mort : c’est à peu près l’effet que produit ce journal de l’agonie d’une autre.

Or, voilà précisément ce qui frappe : comme la vie continue, modeste et routinière, indifférente au tragique des événements l’entourant. La maladie de Rose, parce qu’elle dure trop longtemps, devient un parfait non-évènement, comme ces conflits du Proche Orient qui s’enlisent et dont on s’indiffère : l’essentiel n’est pas là, semble affirmer Wolfson, et on ne peut qu’y souscrire. Sur le rabat, une phrase de Paul Auster à propos d’un des livres de Wolfson affirme que c’est « une de ces oeuvres rares qui peuvent modifier notre perception du monde ». C’est exactement cela.

Les bruits d’un monde assourdissant


Une autre phrase, de Pontalis, s’étonne sur le même rabat : « Comme il sait invoquer sa “folie” pour parvenir à ses fins ! », et c’est tout à fait cela aussi. Car non seulement Wolfson joue de son apparente incapacité à distinguer l’important du banal pour nous faire nous interroger — pourquoi l’agonie de Rose serait plus importante qu’une course de chevaux, pourquoi mériterait-elle qu’on s’y intéresse plus longuement ? après tout, elle ne fait que mourir ; il n’y a rien de plus commun —, mais il en profite aussi pour se couvrir de la folie comme on brandit une excuse pour justifier le personnage plutôt exécrable qu’il incarne dans son livre. Louis Wolfson, en effet, est semblable à nombre de ces anti-héros que l’on rencontre trop souvent dans une certaine littérature américaine. Il est raciste, paranoïaque, névrosé… mais tous ces excès qui rendraient insupportable n’importe quel personnage de fiction, ici sont acceptables au seul prétexte que c’est vrai : l’auteur est fou. Quoiqu’on s’offusque, on lui pardonne donc de traiter de « sale nigger » le chauffeur de bus qui le ramène chez lui, on s’amuse de sa haine des infirmières qui violent leurs patients « analement, rectalement, et ça impunément », et l’on se prend même à se passionner pour ces courses de cheveux sur lesquelles il parie tantôt sur Noble Welcome quand une ministre israélienne visite les Etats-Unis, tantôt sur Steady Brave pour une fête commémorative, ou bien encore pour les jockeys québecquois quand approche le jour de l’indépendance du Québec, sans jamais tenir compte des côtes ou d’autres critères plus scientifiques.

A force se dessinent les traits d’un personnage aussi énervant que profondément touchant. Mû par ses trois obsessions — les courses, sa haine de médecins en qui il n’a aucune confiance (il se persuade qu’un peu d’exercice aidera mieux sa mère que toutes leurs chimiothérapies) et la destruction atomique de la terre — qui l’occupent beaucoup, il trouve encore le temps de se plonger dans d’épais volumes de médecine, comme s’il commençait des études d’oncologie et espérait ainsi sauver sa mère. Avec une sorte d’intime détachement, il évoque ses rapports à celle-ci, à son beau-père, et à un monde qu’il ne perçoit jamais qu’à travers les écouteurs stéthoscopiques du walkman qu’il écoute en permanence pour ne pas entendre cette langue qui le rend fou. Il est comme en-dehors, quand bien même il devrait être le plus concerné. Et c’est cette capacité d’abstraction, bien involontaire prétend-il, qui nous permet de porter nous aussi sur ce monde un regard neuf. Ce livre est un walkman filtrant pour nous les bruits d’un monde assourdissant.

mardi 13 mai 2014

Rue Involontaire

Rue Involontaire
de Sigismund Krzyzanowski

De l’importance des bonnes lectures

De Verdier, je connaissais principalement le travail d’éditeur de littérature française. Un travail admirable qui, allié à de bonnes recommandations, car il faut être bien aiguillé, m’a permis de faire de jolies découvertes chez les Michon, Bergounioux, Serre (dont on reparlera bientôt), Eggericx (dont on parle ici) et plus encore Bassmann (dont on parle ), mon représentant préféré du fabuleux post-exotisme. Mais jusqu’ici, j’avais très largement ignoré la part pourtant conséquente que leur catalogue consacrait à la littérature étrangère. Ainsi, par nescience, je passai à côté de la collection Slovo. Ma faute étant avouée, je peux à présent me vanter en initié de l’avoir découverte grâce à Sigismund Krzyzanowski, et une autre bonne recommandation, provenant cette fois du blog de L’Hermite critique.

Lettres pour l’inconnu

Sigismund Krzyzanowski, voilà un nom dont on se souvient ! Dans Rue Involontaire, son dernier ouvrage publié chez Verdier, le premier que mes doigts explorent, y précédant mes yeux, il nous apporte un paquet de lettres, qu’on imagine arrivant, tenu par deux bouts de ficelle effilée que l’on aura pris soin de nouer à son sommet, d’abord aux archives littéraires russes en 1995, puis au fonds Krzyzanowki en 2012, et finalement chez Verdier deux ans plus tard, comme exhumé du fond d’un tiroir secret de secrétaire au cours d’un héritage. Alors que l’on entreprend fébrile de fouiller la correspondance du grand oncle, craignant et souhaitant tout à la fois y découvrir les traces d’une double vie, l’existence d’une maîtresse, ou pourquoi pas la preuve d’une activité d’espionnage, car nous sommes en URSS, on est confronté à un tas de sept lettres, relativement courtes, et chacune adressée à des gens dont on ne saura rien pour la simple raison que l’auteur du courrier lui-même ne les connaît pas. Pas même leurs noms, qu’il aura au mieux oubliés.

Nous voilà donc, amateurs de potins déçus, face à ces feuillets pour « six longs coups de sonnettes », « n’importe qui », ou encore le futur habitant d’un immeuble en construction. On n’y trouvera pas de scandale, pas de grande révélation, si ce n’est celle de la vie d’un homme qui se raconte, lui-même, son époque, l’URSS, la vodka, avec intelligence et sensibilité parce que, dit-il, « [au] fond, c’est tout ce qu’il me faut. Être entendu. » Tel est son isolement ! Accueillons donc ces brefs récits où il partage avec celui qui l’entendra — pourquoi ne serait-ce pas vous ? — son plaisir à marcher la nuit, lorsque le temps « inscrit ses pensées dans les ténèbres », où il évoque la révolution, son pauvre quotidien, quand au détour d’un coude de la Rue Involontaire, zigzagant entre les immeubles, surgit un peu de métaphysique, ou bien un bel aphorisme : « Vous autres, écrivains, vous vous servez de votre encrier comme une pieuvre de sa poche d’encre : pour vous défendre. »

Fleuves infinis

Sur son blog, L’Hermite critique évoque Kafka, Borges et Cortazar, quant à moi, sans le démentir, je ferais plutôt baigner Krzyzanowski dans les eaux de la Moscova où peut-être ont aussi barboté Boulgakov et surtout Erofeïev, qui partage avec Krzyzanowski un même amour pour la vodka et une même circonspection quant aux bienfaits de l’URSS, quoiqu’en n’étant jamais vindicatif, en ne s’offrant jamais corps et âme aux tapageuses sirènes de l’Ouest, en restant profondément russe.

J’évoquerais aussi Gogol, mais plus pour la nouvelle Le Feutre gris que l’on retrouve en fin d’ouvrage et dans laquelle l’àquoibonnisme dévaste la Russie.

Dans la troisième des sept lettres qu’il nous fait parvenir, Krzyzanowski regrette que « frapper au cœur — et qu’il s’entrouvre — ne [fasse] pas partie des obligations des porteurs de lettres. » J’ignore quel est le coursier qui a porté cette correspondance jusqu’à la porte de chez Verdier (ou j’ai dû aller la chercher), mais il a fait du zèle !

Rue Involontaire, c’est 59 pages, c’est une heure de lecture… à multiplier à l’infini !



lundi 5 mai 2014

Menteur

« Dans toute oeuvre, il entre une grande part d’apparence, on pourrait hasarder qu’elle est une apparence en soi, en tant qu’ “oeuvre“. Elle a l’ambition de faire croire qu’elle n’a pas été fabriquée mais que telle Pallas Athéna elle a jailli de la tête de Zeus, parée de ses armes ciselées. Illusion. Jamais oeuvre n’a connu de génération spontanée. Elle est faite de travail, de travail artistique en vue de l’apparence — et l’on se demande à présent si étant donné l’état actuel de notre conscience, de notre sens de la vérité, ce jeu est encore licite, encore intellectuellement possible, si l’on peut encore le prendre au sérieux, si l’oeuvre en tant que telle, comme création se suffisant à elle-même et harmonieusement fermée sur elle-même, offre encore un rapport légitime avec l’incertain, le problématique et l’absence d’harmonie de nos actuelles conditions sociales, si toute apparence, fût-ce la plus belle, et précisément la plus belle, est devenue aujourd’hui un mensonge. »
- Thomas Mann, Le Docteur Faustus

Hier, cherchant en vain un passage du Docteur Faustus de Thomas Mann relatif à l’apostasie (je croyais me souvenir qu'il y expliquait que c'était le seul péché véritablement impardonnable), je suis retombé sur ce petit morceau de texte. Depuis, je me retiens — mais sûrement plus pour très longtemps — d’entreprendre la relecture de ce lourd chef-d’oeuvre. J'ai du mal à exprimer ce qui me frappe dans ce passage, hormis bien sûr sa grande justesse, puisque je m'essaye maintenant moi aussi à ce grand jeu de faussaire qui consiste à faire passer pour un élan spontané ce sur quoi je butte jour après jour, mais l'idée qui sous-tend tout ce roman (la nécessité de Satan dans la création, l'entreprise artistique comme anti-sociale, le cousinage de l'artiste avec le fou et le criminel) m'a beaucoup marqué en tant que lecteur. Il a d'une certaine façon même été déclencheur. Et je réalise maintenant le travail que cela demande de mentir constamment, jour après jour.


lundi 28 avril 2014

La tentation de Saint Antoine

La Tentation de Saint Antoine
de Gustave Flaubert

L’oeuvre d’une vie

La Tentation de Saint Antoine est une oeuvre étrange. Selon Claudine Gothot-Mersch, auteur de l’introduction de l’édition Folio, par ailleurs très documentée — peut-être même trop, ou bien de façon mal pensée puisqu’elle oblige le lecteur à d’incessants renvois entre les notes, le dossier et le lexique des noms propres placés en fin d’ouvrage —, la Tentation aurait dû être la première oeuvre de Flaubert. C’est en tout cas la première qu’il soumettra à un éditeur, dont le refus l’affectera tant qu’il aurait été tenté de renoncer à l’écriture. De fait, entre 1849 et 1851, il n’écrira plus ; la Tentation de nombreuses fois remaniée, ne paraîtra qu’en 1874, après que Flaubert se sera déjà fait connaître — et de quelle manière ! — avec Madame Bovary, Salammbô et L’éducation sentimentale. Flaubert dira de la Tentation que c’est l’oeuvre de toute sa vie ; pourtant, coincée entre ces trois chefs d’oeuvre et Bouvard et Pécuchet, elle ressemble certainement davantage à la cinquième roue du carrosse flaubertien, ainsi qu’à un espoir pour tous les jeunes écrivains.

De cette oeuvre, on sait qu’elle a été inspirée à Flaubert par la vision, lors d’un voyage effectué en 1845, du tableau homonyme peint par Bruegel. Ce qu’on sait moins, mais que Gothot-Mersch nous apprend, c’est qu’elle constitue en quelque sorte l’aboutissement des premières oeuvres du jeune Flaubert qui avait visité plusieurs fois depuis ses 13 ans le thème faustien du diable tentant son héros. Flaubert trouve donc dans la légende de Saint Antoine une très jolie illustration de son obsession : l’action se déroule peu après le Concile de Nicée et Antoine, retiré sur sa colline, est visité par le diable qui essaye de tenter l’anachorète et de faire vaciller sa foi.

Les dieux sont morts ! Vive Dieu !

Les tableaux se succèdent à travers les rêves d’Antoine, ployant d’abord devant les sept péchés capitaux, puis confronté à toutes sortes de visions hallucinatoires qui le feront plus d’une fois flancher. Ainsi, après que l’ermite affamé aura voulu boire et mangé, jouir du corps de la Reine de Saba, être reconnu pour son oeuvre à Nicée et répandre le sang des ariens, flanchant donc sacrément vis-à-vis de ses voeux, le voilà aux prises avec les représentants des différentes gnoses et hérésies chrétiennes rejetées par le Concile de Nicée. C’est une succession savante de personnages historiques qui présentent la diversité de leurs dogmes en quelques répliques. Les disciples d’Arius affirment que le Christ est une création du Père et non consubstantiel à Lui, tandis que les carpocratiens prétendent que l’âme doit tout expérimenter avant la mort, y compris la plus grande débauche, ou qu’Apollonius paraît en se voulant rival du Christ. Viendront ensuite Bouddha, puis les dieux antiques, l’Ormuz persan, l’Isis égyptienne, les dieux grecs et romains de Neptune à un Apollon aux cheveux blancs et une Vénus grelottante et violacée qui défilent et meurent les uns après les autres, annonçant le sacre et le triomphe du Christ.

La fin de l’Histoire ?

Annonçant le triomphe du Christ ? Ou bien marquant sa similitude avec les anciens dieux ? C’est que, tout au long de ce défilé, on ne peut que remarquer les ressemblances frappantes entre les uns et l’autre. Que veut donc faire Flaubert en rapprochant sans cesse le dieu des chrétiens des myriades d’autres dieux qu’il a remplacés ? Affirmer sa supériorité ou le moquer en en faisant un cousin des idoles les plus ridicules dont il porte encore certains des traits, comme le lointain descendant d’une lignée consanguine ? Et pourquoi donc cette mort superbe et spectaculaire des anciens dieux n’est pas suivie, comme on pourrait donc s’y attendre, par l’avènement du dieu chrétien, mais au contraire par l’arrivée du diable qui souligne pour Antoine, de plus en plus perdu, les failles bien connues des dogmes qu’il accepte ? La figure du Christ rayonnera finalement, mais seulement après qu’un ultime défilé ait lieu : celui des bêtes fantastiques. Sphinx, chimères, catoblépas, griffon, basilic, shaduzag… se succèdent devant un Antoine médusé par ce songe qui semble si réel. Là encore, que penser du fait que le Christ ne surgisse au bout de la nuit qu’après que la dernière de ces bêtes aura disparu ? Est-ce à dire qu’il est l’une d’entre elles ? Et plus confondant encore : le voilà, qui apparaît avec le lever du soleil, dieu païen par excellence, et alors même qu’Antoine affirme son désir fervent… d’ « être la matière » !

Qui donc du Christ ou du Tentateur a gagné ? Quel est le sens de ce songe magnifique ? On le disait : La Tentation de Saint Antoine est une oeuvre étrange.

Songes d’une nuit d’été

Etrange aussi par sa forme. Très tôt, dès la première version rejetée par les éditeurs, Flaubert décide de lui donner les atours d’un drame (influence de Faust ?). Mais si les noms des personnages précèdent bien toujours les répliques dialoguées, si les didascalies se distinguent bien du texte, l’ensemble est parfaitement injouable ! Quel metteur en scène, quel décorateur, quel costumier pourraient transposer Antoine de sa colline aux palais dorés de la Reine de Saba, puis sur l’Olympe, faire défiler devant lui les dieux et les bêtes fantastiques ? Et que dire de ces indications scéniques auxquelles se mêlent du récit, des descriptions, voire même les réflexions personnelles de l’auteur redevenu romancier ?

Oui, cette Tentation est bien étrange ! Etrange comme le sont les rêves à la signification obscure où l’extraordinaire semble toujours réel, palpable et dans lequel tout se fond : dieux, héros, pensées philosophiques, animaux fantastiques, intuitions métaphysiques, souvenirs, désirs et peur. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit : la tentation de Saint Antoine n’est-elle pas un rêve, un vaste délire mystique qui dure une nuit ? Voilà donc ce que Flaubert nous offre : un rêve superbe que l’on veut voir encore et à propos duquel on laissera volontiers s’étriper tous les psychanalystes quant à sa signification pour autant qu’ils acceptent de nous permettre de profiter jusqu’au bout de son étrange et fascinante beauté.



mercredi 16 avril 2014

Mais vous êtes fou !?

« [On] s’entête à y répéter que le problème songe-réalité naît au moment où d’autres ‘moi’ nous informent que pendant notre sommeil ont lieu des choses comparables à celles qui arrivent lorsque nous sommes éveillés et que celles-ci nous échappent.

(…) Les autres ‘moi’ sont étrangers à mes songes tout comme je le suis à ce qu’ils ont contemplé dans le monde pendant que je dormais. Pendant que je rêvais, j’ai pris autant de plaisir qu’eux à exister. Ce qu’ils me diront me les révèlera très informés de ce que je n’ai pas vu mais complètement ignorants de ce que j’ai vécu et perçu en ‘rêvant’. Dans mon rêve, il y avait de nombreuses autres personnes avec moi : elles remuaient et agissaient de telle façon qu’il était évident qu’elles percevaient la même chose que moi. J’ai perçu et entendu aussi nettement les personnes de mon supposé songe que je perçois maintenant celles qui me disent que ces personnes n’ont pas existé.

A partir de là, je suis amené à les mettre les uns et les autres dans le même sac, à nier qu’ils existent en tant que sensibilités extérieures à la mienne, à nier qu’il existe quelque chose qui me serait extérieur et même à nier — ce qui est plus esthétique que mystique — le principe selon lequel n’existe pleinement que ce qui est extérieur. Pour justifier cette position, il me suffit de déclarer ceci : ‘Au moment où ces personnes m’ont dit que je venais de me réveiller et que j’étais resté plusieurs heures sans rien voir ni savoir de ce monde qu’elles n’ont pas cessé, elles, de voir, j’étais en fait toujours en train de rêver : je vivais pleinement et je continuais à être l’unique moi pensant et sentant. Dans mon rêve, j’imaginais ces personnes niant grotesquement mon existence d’hier soir, alors qu’elles n’existent que lorsque je les rêve, comme maintenant.’ Qu’on apprécie le peu de liberté d’action que je laisse à ces personnes qui veulent affaiblir mes songes, réduire la plénitude de ma vie et faire vaciller ma conviction que le monde cesse d’exister quand je ne le perçois pas. »

— Macedonio Fernández, Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts, Rivage, pp. 88-90.


Rarement on s’est autant amusé à faire de la métaphysique qu’en compagnie de Macedonio Fernández, dont je vous reparlerai dès que j’aurai terminé la lecture de ce formidable petit livre, malheureusement presque introuvable. Sa thèse paraît si improbable (« Le songe et la réalité sont pleinement et également réels » ; « Rien n’existe en-dehors de la sensibilité ») qu’on ne sait s’il faut la prendre au sérieux ; et pourtant, elle est imparable. 


Un livre à lire toutes affaires cessantes !


mardi 15 avril 2014

Blog ?

Internet n’a pas seulement tué le livre, il a aussi fait de l’écrivain un pleutre et un avare qui non content d’exposer ses horribles petites pensées au monde entier, demande encore à être payé, alors même qu’il se dissimule derrière toute sorte de personnages. 


Qu’il ouvre plutôt un blog !


lundi 14 avril 2014

Et quelquefois j'ai comme une grande idée

Et quelquefois j’ai comme une grande idée
de Ken Kesey

Dans ma cabane au fond des bois

Quand, autour de la 600ème des 797 pages qui forment ce fantastique roman, je me suis demandé comment Ken Kesey s’y était pris pour tant m’intéresser au destin de la famille Stamper, je suis parvenu à la conclusion que sa réussite tenait en grande partie aux deux premières pages du texte. On y décrit, en italiques, d’abord la rivière Wakonda, « aussi plate qu’une rue (…) toute entière faite de pluie », qui traverse l’Oregon ; puis, une vieille bicoque accotée à la berge, et sur laquelle ramperaient les flots, si on les laissait faire ; et puis, enfin, l’affolement d’une meute de chiens couinant et aboyant après un objet qui s’entortille, se détortille au bout d’une corde : un bras humain, déchiqueté à hauteur d’épaule, et pendu par le poignet, majeur en l’air.

A qui appartient ce bras, et surtout, comment il s’est arraché à son propriétaire pour en arriver là, je me le suis souvent demandé, au cours de ma lecture.

Mais quand après un peu plus de 600 pages, je finis par le savoir, j’avais déjà bien d’autres choses en tête ; des choses du genre de celles qui vous empêchent d’imaginer un seul instant vous laisser décourager par un tel pavé, mais qui, plutôt, vous poussent à moduler votre emploi du temps pour pouvoir avancer.

Meet the Stampers

L’histoire tumultueuse du clan Stamper et de ses relations tendues avec la petite communauté de bûcherons de Wakonda commence avec Jonas, le grand-père, qui quitte son Kansas avec sa petite famille pour partir à l’assaut de l’Oregon, séduit par une brochure et sans doute aussi par ce mythe de la frontier, à la fois si américain et si universel en ce qu’il constitue l’expérience qui se rapproche le plus de celle qu’ont dû connaître les premiers hommes qui délaissèrent leur Rift Valley pour aller peupler une planète remplie d’hostilité.

Or, l’hostilité, les Stamper en connaissent un bout. Elle est triple, lorsqu’on fait leur connaissance, et de plus en plus menaçante à mesure qu’elle est intime.

D’abord, il y a l’Oregon, son froid que même les oies ne supportent pas, son crachin perpétuel qui s’insinue sous la peau, imbibe les consciences imbibées de l’alcool frelaté qu’on boit pour oublier le climat et l’ennui, sa rivière Wakonda dont la surface lisse dissimule un courant tumultueux, et puis, ses arbres, ses milliers d’arbres à abattre, de grumes immenses à élinguer, à débarder jusqu’à un point de flottage pour enfin leur faire descendre le fleuve jusqu’à une destination finale ; suicide, après suicide, après suicide. Et quelquefois j’ai comme une grande idée est le roman du Nord-Ouest américain ! Kesey sait restituer l’immensité des paysages du grand Ouest, évoque sa flore et sa faune omniprésentes, et parvient à nous faire ressentir la menace que représente constamment chaque élément.

Au-delà de la nature, Kesey sait aussi retranscrire avec brio l’atmosphère si particulière de ces petits patelins de l’Amérique du Nord, où tout le monde se connaît depuis l’école, où l’on se côtoie au bar et à l’église, où les mêmes gueules naissent et meurent ensemble… et dans lesquels les rapports humains ont conservé un peu de la sauvagerie du décor extérieur. Les habitants de Wakonda sont particulièrement tendus, d’ailleurs, depuis que la famille Stamper a refusé de suivre leur mouvement de grève, mettant toute une communauté sur la paille. Sous la houlette de Floyd Evenwrite, leader syndicaliste dont Hank Stamper est devenu la Nemesis depuis leur rivalité sur les terrains de football, toute la petite ville indignée se dresse contre les jaunes avec une violence exaltée par l’ennui, la bêtise et l’alcool.

Ainsi tombent les héros

Mais cette haine est encore bien peu de chose dès lors qu’on la compare à celle qui ronge le petit Lee, le second fils Stamper, intellectuel, introverti, qui avait trouvé refuge dans ses livres, et puis sur la Côte Est, pour fuir la vie de bûcheron qui lui semblait promise. Du fond de son campus, Lee voue une rancune tenace à son frère Hank, et lorsque celui-ci le rappellera en désespoir de cause pour l’aider à honorer un contrat, il n’acceptera de retourner à Wakonda que pour mettre en place sa vengeance. 

Ainsi, Et quelquefois j’ai comme une grande idée raconte la folie d’hommes qui ont pour seule passion de faire tomber des arbres. Le roman tout entier devient une métaphore. Il n’y a qu’à voir le plaisir que prend Lee à voir s'effondrer ces géants : Hank aurait dû se méfier ! Chacun des personnages se confronte à des héros dressés fièrement, inébranlables, et qui les toisent de leur immense hauteur : Hank contre les séquoias, Wakonda contre les Stamper, Lee contre Hank ; c’est toujours l’histoire de David contre Goliath, d’Ulysse contre Polyphème, la quête désespérée d’un point faible chez l’ennemi invincible, le combat que l’on mène bien qu’on le sache perdu. Et quelquefois j’ai comme une grande idée, avec ses dimensions bibliques, prend des allures d’épopée et Kesey mêle habilement aux frictions sociales, le combat fratricide et la lutte d’hommes contre des dieux.

Il mêle aussi les voix dans une narration innovante et ingénieuse. Avec un savant jeu d’italiques et de parenthèses, il opère des transitions à la manière des effets de fondus d’un film et n’hésite pas à faire se côtoyer jusqu’à trois narrateurs différents dans un même paragraphe. Le lecteur est d’abord surpris, mais on s’habitue vite et le procédé se révèle être une trouvaille géniale. En glissant ainsi d’un personnage à l’autre, on peut connaître leurs perspectives et leurs motivations, voir une scène sous différents angles ; on évite à la fois les biais d’une narration à la première personne et la lourdeur de l’omniscience, d’autant que le niveau de langue évolue en fonction du narrateur, chaque personnage ayant sa propre façon de s’exprimer.

On a du mal à croire qu’un tel roman ait pu être écrit par un pape du LSD ! Tout se tient, tout est serré, tout est maîtrisé. La variété des thèmes abordés, la puissance de leur traitement, l’originalité de la narration… tout nous amène vers une conclusion évidente : Kesey signe avec Et quelquefois j’ai comme une grande idée un véritable chef-d’oeuvre, servi par une nature et des personnages inoubliables. La 797ème page tournée, on aimerait seulement que ça puisse continuer !