jeudi 18 décembre 2014

Bourgeois & soldats

Novembre 1918, Une révolution allemande
Livre I. Bourgeois & soldats
d’Alfred Döblin

L’autre oeuvre de Döblin

Döblin, en France, est l’auteur d’un seul livre, Berlin Alexanderplatz, lequel, d’ailleurs, ne m’avait fait qu’une impression mitigée. Il aura fallu que je visite Berlin un 11 Novembre pour avoir de nouveau envie de me confronter à la prose de l’Allemand. Un choix à moitié judicieux puisque ce premier livre de la tétralogie qu’il consacre à la révolution de Novembre 1918 — révolution avortée puisque allemande, comme le sous-entend l’ironique sous-titre Une révolution allemande si on l’oppose à la Révolution française ou la Révolution russe, par exemple — se déroulera principalement en Alsace tandis que les troupes allemandes s’apprêtent à en partir.

Döblin a rédigé ce texte en France, où il demeurait en exil, à partir de 1937. Le premier livre, qui nous intéresse ici, Bourgeois & soldats fut publié dès 1939 à Amsterdam mais ne fut plus réédité avant 1978 pour les lecteurs allemands ; il fallut attendre 2008 et une initiative des éditions Agone pour que cette oeuvre soit enfin traduite en français.

La République Socialiste Alsacienne

Immense fresque historique qui embrasse quelques mois en 2000 pages, Novembre 1918 débute le 10 novembre 1918 dans une Alsace encore allemande où les troupes attendent l’armistice. On est en plein roman social et historique : Döblin pioche çà et là ses personnages (deux officiers blessés, une nurse, un marin insurgé, quelques soldats du rang et des civils tant français qu’allemands) et nous raconte ce pan de l’histoire méconnu, ces quelques semaines où se jouent la fin d’un conflit mondial, le passage d’une région d’un Etat à un autre, où chute un empire et naît une république. Dans une première partie remarquable, Döblin, qui sait vous poser une ambiance, évoque avec bonheur les conseils de soldats d’une armée qui a implosé, détrôné ses gradés et envisage pour une semaine d’instaurer en Alsace une république indépendante, ni française, ni allemande ; uniquement socialiste. Il conte les brassards rouges qui défilent dans les rues euphoriques, le retour des marins mutins dont les voix retentissent dans les conseils municipaux et il raconte le drapeau rouge qu’on hisse tout là-haut sur la flèche de la cathédrale de Strasbourg.

Mais ce n’est qu’un prélude. On sait inéluctable l’arrivée des Français et les convois d’Allemands s’en retournent à Berlin où se jouera dans les prochains tomes la vraie révolution ; les gueules cassées retrouvent leurs familles déchirées, les amours se défont et les illusions ont perdu une première bataille ; la seconde partie est plus grave. Moins entraînante aussi lorsque Döblin se fait plus historien que romancier et consacre des chapitres entiers à Foch ou à Barrès, quand il décrit in extenso l’organisation alsacienne et énumère chaque division de l’appareil administratif allemand. A la fin se dessinent les luttes entre les différents partis qui devront se livrer bataille durant les quelques temps où l’Allemagne oscillera entre la révolution socialiste et la république de Weimar.

Une affaire à suivre

A la lecture de Bourgeois & soldats, on sent qu’on ne lit jamais qu’un premier acte : Döblin campe ses principaux personnages et établit déjà des relations dont on imagine qu’elles seront développées au cours des prochains livres. Il en profite pour nous livrer aussi quelques pages magnifiques. On les pioche dans ces longues scènes où pendant plusieurs pages, l’auteur nous décrit l’atmosphère des villes et nous la rend à la manière d’un peintre ou bien d’un cinéaste ; et dans certains dialogues, aussi, tels que celui où le lieutenant Becker raconte à son ami Maus comment la guerre l’a changé.

Il faudra lire la suite. Car Döblin montre avec ce livre qu’il n’est pas l’homme d’une unique oeuvre. A vrai dire, j’ai trouvé celle-ci supérieure, dans une large mesure, à Berlin Alexanderplatz. Son écriture y est plus belle, ses personnages plus singuliers que l’effroyable Franz Biberkopf. Mais on sent bien le même auteur, qui se disait appartenir à la nation des pauvres, soucieux de la cause ouvrière : ses mots pétillent quand il parle de révolution !



mardi 9 décembre 2014

La généalogie

“De retour à la maison, et encore sous le coup de l’émotion, j’ai appris par la radio la mort de Céline. Si je l’avais suivi, on aurait dit encore une fois que je l’avais imité… Écrivez de longues phrases, on dira que vous copiez Proust. Qui devait tout à Saint-Simon. Soyez sombre, soyez désespéré, vous voilà kafkaïen. Lyrique, c’est du Claudel. Amer, du Léautaud. Vous n’y échapperez pas. Si vous continuez pendant quelques années, on finira par se servir de votre nom pour étiqueter les nouveaux venus.”


Roger Rudigoz, A tout prix - Journal 1961-1962, Finitude (2014)

lundi 8 décembre 2014

Goldberg : Variations

Goldberg : Variations
de Gabriel Josipovici

Insomnies

Mes maigres connaissances en musique classique m’autorisent à savoir la légende qui veut que Johann Sebastian Bach ait écrit ses célèbres Variations en 1740 pour que son apprenti, Johann Gottlieb Goldberg, les joue au clavecin à son protecteur, le comte Keyserling, durant ses longues nuits d’insomnie ; elles ne suffisent pas, néanmoins, pour m’indiquer si le dernier livre traduit de Josipovici, Goldberg : Variations, y fait autrement référence que par son point de départ scénaristique. Car si Keyserling devient ici Westfield et si le décor, d’allemand, nous place ici dans la campagne anglaise, Goldberg demeure Goldberg. Mais il est écrivain, cette fois, et bon lecteur, celui qui devra, nuit après nuit, lire au vieil aristocrate les oeuvres qui devront l’endormir. Tâche simple a priori, et lucrative, jusqu’à ce qu’une difficulté s’ajoute quand le commanditaire déclare :

J’ai lu tous les livres qui ont été écrits, Mr Goldberg, et cela me rend mélancolique. Un profond ennui s’empare de moi chaque fois que j’ouvre une fois de plus un de ces volumes ou même quand une autre voix m’en livre le contenu.

Il s’agira donc pour Goldberg de composer chaque jour une nouvelle oeuvre qu’il soumettra, chaque nuit, à cette épreuve terriblement perverse où l’endormissement de l’exigent public rend compte de la réussite de l’auteur. Car « une histoire qui est vraiment nouvelle et vraiment une histoire, donnera l’impression à la personne qui la lit ou l’écoute que le monde a repris vie pour lui. Voici comment je pourrais le dire : le monde recommencera à respirer pour elle alors qu’auparavant il avait paru être fait de glace ou de roche. Et ce n’est que dans les bras de ce qui respire que nous pouvons nous endormir, car ce n’est qu’alors que nous pouvons être certains que nous nous réveillerons vivants. » La tâche semble insurmontable.

L’oeuvre totale

Mais dès lors, ce roman tranquillement sis dans l’Angleterre des soeurs Brontë, où l’on dort dans d’immenses manoirs et où les dialogues sont prétextes aux digressions philosophiques, devient, comme cet alcool qu’on fait passer en douce sous des étiquettes de soda, une réflexion sur la création littéraire et ce premier chapitre, par un effet de mise en abîme, la première des trente variations dont l’écrivain Goldberg accompagnera le sommeil du vieux Westfield. En suivront vingt-neuf autres, qui avec la première, formeront plusieurs oeuvres. 

Car dans Goldberg : Variations, comme dans les Variations Goldberg, l’auteur joue en effet avec les différentes formes de son art. On y croisera, pêle-mêle, un roman à facettes où l’auteur tissera les différents liens entre Westfield et ses proches en consacrant à chacun d’eux un de ces courts chapitres dont est constitué le livre (laissant le soin au lecteur de relier tous ces points et de combler les vides), mais aussi des réflexions d’un extrême intérêt sur Homère et son oeuvre, sur Victor l’enfant sauvage, et puis, dans une seconde partie, on trouvera un auteur contemporain, une rupture amoureuse, une étude de tableau et par-dessus tout ça, peut-être au coeur de tout, un (ou deux ?) roman épistolaire. L’écho entre les deux auteurs, entre les deux époques, au sein de cette somme fictionnelle qu’est Goldberg : Variations, il se fait moins, peut-être, dans ce qui nous apparaît comme le roman du roman de la seconde partie — où l’on serait tenté de prêter à l’écrivain contemporain les traits de Josipovici avec trop de promptitude — que dans ce trio formé, autour de l’artiste, du riche ami des arts et de la femme aimée, parfois doublement, qui prolonge le premier et le façonne parfois. « Mais si vous deviez choisir, insista-t-il, entre passer la nuit devant votre bureau ou dans votre lit, que choisiriez-vous ? », demandera sournoisement Westfield à Goldberg, livrant sans doute là un des thèmes de la jolie musique de Gabriel Josipovici.



jeudi 4 décembre 2014

Fame

Les stars partagent encore ceci avec les étoiles qu’on continue à percevoir leur brillance longtemps après qu’elle a cessé.

vendredi 28 novembre 2014

La Messe de l'athée

La Messe de l’athée
de Honorée de Balzac

Dévouement et dévotion

Les éditions Manucius proposent une jolie petite nouvelle tirée des Scènes de la vie parisienne. Rédigé par Balzac dans la fièvre d’une nuit du début de l’année 1836, ce « jet de génie » (c’est l’éditeur qui le dit dans sa préface) est sans doute moins que le « miracle » annoncé. Ce n’est pas bien grave, mais pourquoi se sent-on toujours obligé de crier au miracle et de faire tout un flan à propos du moindre texte rédigé par un « grand écrivain » ? Est-ce qu’un texte comme celui-ci, étant donné sa genèse, plutôt sa spontanéité, ne pourrait pas se contenter d’être simplement charmant, ou même mineur, sans qu’on y voit scandal ? Certes, il faut vendre…

Revenons pourtant à cette Messe de l’athée, presque construite à la manière d’un roman policier. Le célèbre chirurgien français Desplein est un athée « comme les gens religieux n’admettent pas qu’il puisse y avoir d’athées » (indication qui m’a d’autant plus plu que ma propre mère, croyante, a longtemps refusé mon athéisme, incapable d’imaginer que la chair de sa chair ne puisse absolument pas croire en Dieu, et pas même en un dieu, même pas un tout petit peu) : « Desplein n’était pas dans le doute, il affirmait. » Or, voilà que le disciple, le « Séide », même, de cet imminent athée le voit entrer à Saint-Sulpice et s’agenouillant devant la vierge, la prier avec dévotion.

Epais mystère ! et dont la solution, cousue de fil blanc, ne surprendra que dans la mesure où elle est tout ce qu’il y a de moins surprenant : le bon docteur Desplein doit sa réussite à un homme, fervent catholique (et Auvergnat qui plus est !), dont il honore la mémoire en fondant quatre messes annuelles. 2 + x = 4, trouvez x

C’est bel et bien le « portrait exemplaire de la bonté, de la gratitude et de la fidélité » annoncé par la quatrième de couverture, mais pour le « miracle » et le « génie » de la préface, c’est peut-être un peu court… Reste pourtant un joli texte, une « Scène » sans autre prétention, sûrement, que d’en être une, une belle histoire et, notamment au début du texte, quelques réflexions intéressantes sur la postérité.

Et une question aussi : si comme le professeur Desplein, vous ne croyez pas en Dieu, et « encore moins à l’homme », rencontrer un homme bon qui vous fera croire en eux vous fera-t-il croire en Dieu ?



vendredi 21 novembre 2014

Le nombril

Pour faire écho à l’article d’hier, la littérature française serait donc « nombriliste ». Bof. Sûrement pas plus qu’une autre. Mais quand bien même elle le serait, serait-ce vraiment un mal ? 

Sans doute pas. D'ailleurs, j'aurais presque tendance à penser (en caricaturant ?) que le bon écrivain (et le bon philosophe !), c'est celui qui se regarde BEAUCOUP le nombril ! Et certainement pas celui qui se "préoccupe des autres", a fortiori si ces "autres" sont ses lecteurs ! 

Non pas qu'il soit nombriliste au sens où l'est celui qui examinant ses bourrelets dans la glace le matin, en vient à oublier les autres et des problèmes bien supérieurs, mais parce que lui-même devient son sujet d'étude et cette porte d'entrée vers l'autre, le spécimen de son espèce qui lui est le plus accessible. S'il s'intéresse à lui, c'est seulement dans la mesure où ce que lui révèle l'examen de son propre nombril peut indiquer sur eux. Son art, à mon avis, réside dans cet aller-retour perpétuel, dans cette mise en rapport entre son idiosyncrasie et une espèce d'âme universelle. Et c'est pour ça que Proust, en ne racontant jamais que les souvenirs de sa jeunesse bourgeoise, décrit si justement des sentiments et des comportements qui appartiennent à tous. Tandis que l'écrivain (dont il se moque, je crois, à un moment) qui, au cours d’une soirée, "observe" les comportements des convives ne reste jamais qu'à la surface des choses.



jeudi 20 novembre 2014

La littérature française, c'est quoi ?

Sur l’excellent blog de Claro, on apprenait hier que 50 des 450 livres étrangers traduits en anglais et parus aux Etats-Unis cette année étaient français. Au-delà de ce que cela nous dit du « rayonnement culturel de la France à l’étranger » (selon la grille de lecture qu’on adoptera, on pourra soit se réjouir qu’un livre étranger publié aux Etats-Unis sur neuf soit français {cocorico !} soit déplorer que seul 0,005% des livres publiés en France soit proposés sur le marché américain {déclinistes et zemmouriens, réjouissez-vous !}), c’est la liste des auteurs cités par Claro qui soulève en moi une interrogation : la littérature française, c’est quoi ?

Quel est cet ingrédient que l’on retrouve dans le Chevillard et dans le Foenkinos à la manière du trait de citron dont j’arrose tant mon blanc de poulet que mon filet de merlan ? Par quel mauvais miracle voit-on un Pierre Michon côtoyer de si près un Grégoire Delacourt ? Quand je bois du bourgogne, je sais que je trouverai dedans du pinot noir, mais on me sert quoi, exactement, avec cette AOC « littérature française » ? C’est quoi ce terroir sur lequel le Marc Levy pousse aussi bien que le Kerangal, qu’est-ce qui permet de rassembler Zeller et — je ne sais pas, moi ? — Gracq sous une unique appellation ?

Notez que ce n’est pas propre à notre petit pays. Il y a quelques semaines à peine, comme je lui avouais un penchant pour la littérature allemande, ma chère et tendre de me demander avec une naïveté déconcertante :

- C’est comment la littérature allemande par rapport à la française ?
- Bah…

Bah… ouais, je ne sais pas. Et je loue donc sa pertinence !

Je sais seulement que je ne suis pas très convaincu par ces appellations, je ne sais pas ce qu’elles recoupent. Et que je ne suis pas très convaincu non plus par ceux qui affirment que la littérature française serait nombriliste, ou la littérature américaine facile, l’allemande intellectuelle, que la littérature russe a une âme. Moi-même, au demeurant, je suis tombé dans le piège de ces clichés, de cette vision nationaliste de la littérature. J’ai ainsi longtemps cru que j’aimais la littérature russe. Et puis, j’ai découvert qu’en fait, j’aimais surtout Dostoïevski. A l’inverse, j’étais bien persuadé de détester tous les anglo-saxons, mais il y avait Shakespeare, Joyce et maintenant Kesey, Josipovici. Avant de lire Murakami, j’étais même persuadé d’adorer la littérature japonaise, mais je crois bien que j’aimais seulement Kawabata, Inoue et Mishima. Et encore, pour chacun, seulement certaines de leurs oeuvres.


Du coup, j’en viens à souhaiter qu’à la place d’E.E. Schmitt et Bobin, on envoie aux Etats-Unis quelques titres supplémentaires de Schmidt ou de Macedonio Fernandez. Et advienne que pourra du rayonnement français ! Une Internationale du livre, voilà un beau projet !

lundi 3 novembre 2014

Scènes de la vie d'un faune

Scènes de la vie d’un faune
d’Arno Schmidt

Pas de continuum

« Pas un continuum, pas un continuum ! : tel est le cours de ma vie, tel celui des souvenirs (de la façon qu’un spasmophile peut voir un orage la nuit) :
Flash : une maison nue de cité ouvrière grince des dents dans la broussaille d’un vert toxique : la nuit.
Flash : des faces blanches qui zyeutent, des langues dentellent au fuseau, des doigts font leurs dents : la nuit.
Flash : membres d’arbres dressés ; gamins poussant leur cerceau ; des femmes coquinent ; des filles taquinent à corsage ouvert : la nuit.
Flash : pauvre de moi : la nuit !!
 »

Ainsi, Arno Schmidt, dans les premières pages de son Faune, définit son projet d’écriture et ainsi, tout au long du livre, nous progresserons comme d’éclairs en éclairs à travers la Nacht et le Nebel du Troisième Reich de l’immédiat avant-guerre, puis, après une longue ellipse que l’on connaît trop bien, de la toute fin du conflit. Chaque paragraphe débutera par quelques mots en italique, comme un de ces flashs éclairant la mémoire obscure du narrateur (« Chez le libraire antiquaire » ; « Et puis aussi » ; mais aussi, « (Swift : “Les Voyages de Gulliver” »), et auxquels il rattachera ses souvenirs dans un texte d’une densité incroyable, bourré de références tantôt savantes et tantôt populaires*. Y seront brassées des images tirées d’un quotidien universel (un coucher de soleil ou un voyage en train) et d’autres tout à fait subjectives et extraites du parcours, des intérêts de l’auteur/narrateur. Les citations (marquées ou non) de romans, d’opéras, côtoient les chants du Troisième Reich et les réflexions littéraires, le génie toute la médiocrité de la vie quotidienne. Schmidt fait sauter les barrières, son roman (c’est d’autant plus frappant que je l’ai lu en alternance avec le premier Carnet de notes de Bergounioux) prend parfois des airs de journal où le fait et l’intime se percutent (« La “grande” Histoire ne vaut rien : froide, impersonnelle, peu convaincante, des vues d’ensemble (erronées qui plus est) ; je veux seulement les “vieux document privés” ; la sont la vie ; les secrets. »).

Médiocrité du Troisième Reich

Scènes de la vie d’un faune serait donc l’un de ces documents ; qu’y apprend-on que l’on ne sache pas déjà ? Ce qui frappera tout d’abord, c’est la banalité de cette Allemagne des années 30. Schmidt déconstruit pour ainsi dire le mythe du Troisième Reich : c’est une guerre sans la guerre qu’il décrit, les prémices d’un conflit mondial vus depuis des arrières où ne tombe aucune bombe (du moins, jusqu’à l’apocalyptique bombardement final). Ce qu’on y voit, c’est la médiocrité normale : on prend le train pour faire un boulot de fonctionnaire, on n’aime plus sa femme et l’on méprise son fils, les collègues font des blagues potaches et l’on évoque Hitler et l’invasion de la Pologne comme on commenterait à la machine à café la dernière réforme de Hollande ; on s’indigne des ambitions d’un fils embrigadé dans les Jeunesses Hitleriennes comme on se plaindrait de ses mauvaises fréquentations.

Pourtant insidieusement, la machine tourne à plein régime. On chante partout les hymnes patriotes, les fils rêvent de devenir des colonels et d’aller faire la guerre, la délation est la règle et on rapporte aux autorités le moindre mouvement suspect, tout juste inhabituel. Lorsque Düring, le narrateur et vétéran du premier conflit mondial, ose à demi-mots évoquer les risques et les répercussions de celui qui s’annonce, on lui répond de but en blanc que le Reich millénaire n’a rien à craindre avec le Führer à sa tête. La mainmise du régime s’étend sur chaque aspect de la vie. Lors de la visite d’un musée de province, les artistes inféodés au Reich ont envahi les murs, relégué les expressions de « l’art dégénéré » aux petites salles inexplorées (ne pas les avoir simplement décrochées est un acte héroïque). Schmidt dresse le portrait d’une « Grande Allemagne » qui « kolbenheyerise et thoraxise [du nom de deux intellectuels nazis] (ou plus exactement médiocricise !) ». Une pensée ici à Zemmour et à ce que nous réservent ses thèses sur l’affaiblissement de la Grande France…

Les déserteurs

Düring, dans ce marécage, se distingue par le fait qu’il est le seul à oser un regard critique, une ironie intime. Dans une parenthèse sur Goebbels, semblent se mêler ses deux discours, celui qu’il offre en gage de bonne foi à la société et celui, véritable, qu’il réserve pour lui : « (Faut voir comme il parle, Vite & Longtemps, des mots bien galbés, ronds comme des oeufs, un discours de merde, vide et creux) ». Mais s’il ne s’embourbe pas comme ses compatriotes, Düring n’est pas pour autant un héros, ni même un résistant. Il vole même assez bas. Il fait finalement partie de cette majorité silencieuse qui quoiqu’elle n’adhère pas, ne proteste jamais tout haut. On se demande même si vraiment, il vaut beaucoup mieux que ses collègues et s’il n’est pas pire qu’eux puisque lui sait et voit parmi tous ces aveugles. Il nous révèle sa pensée intime et c’est cela qui le sauve ; mais tout haut, ne heilhitlerise-t-il pas comme eux ? est-ce qu’il ne se soumet pas comme eux au système et à la hiérarchie, sauvé seulement de la boucherie par son âge avancé ? Même son fils, il l’abandonne à la lobotomie menée par les HJ : « il suffit d’une pichenette pour que les gens tombent du côté où ils penchent », déclare-t-il résigné.

Düring, en fait, a déserté. Au cours d’une mission d’archivage, il rencontre d’ailleurs son double : Thierry, déserteur de la Grande Armée qui a vécu en faune dans sa petite cabane perdue dans les forêts. Düring se passionne pour cet être et devient faune lui-même. Il visite sa cabane et s’installe dans les bois, laisse derrière lui la propagande du Reich et une famille honnie, s’adonne aux amours interdits en enlevant de jeunes louves et compose des églogues où il chante la nature dans une prose magnifique, une écriture comme un bol d’air, si différente de la langue avec laquelle il déchire cette Allemagne nazie en hachant le récit et en passant sans cesse de l’idiotie quotidienne à d’innombrables témoignages son immense érudition.

Schmidt fait partie des grands auteurs que nous a offerts l'Allemagne de l'après-guerre, avec les Bernhardt, les Handke, dont le langage fouille l'homme. Scènes de la vie d’un faune, son oeuvre la plus connue, porte son importance comme un étendard. C’est un regard glaçant, une incursion dans une Allemagne immonde qui écarte les plaies autant qu’elle met en garde ; c’est une innovation langagière remarquable ; et c’est aussi un livre drôle et incroyablement brillant qui mérite d’être lu.



* (Un mot propos de ces nombreuses références : la plupart seront inconnues du lecteur français, soit qu’il n’aura pas étudié Cooper à fond, soit que les différents acronymes en vogue dans l’Allemagne nazie ne lui seront pas familiers. Un dilemme se pose donc : alourdir le texte par de multiples renvois à des notes plus ou moins nécessaires à la compréhension ou bien lire Schmidt comme on lit Joyce, en acceptant de passer à côté de certaines allusions. Les éditions Tristram ont décidé de couper la poire en deux : elles fournissent un très appréciable appareil en fin d’ouvrage, mais ne marquent aucun renvoi dans le corps du texte ; pas forcément la meilleure solution puisque on coupe deux fois plus sa lecture, soit a posteriori pour chercher en fin d’ouvrage une indication dont on n’est pas certain qu’elle s’y trouvera, soit a priori de crainte de passer à côté d’une référence qu’on n’aurait pas su détecter. Une meilleure solution serait peut-être de lire une première fois le texte en intégrant les notes, au demeurant complètes et très bien faites proposées par Tristram, puis, immédiatement, de le relire d’une traite sans s’y référer. C’est ce qu’on conseillera.)


mardi 28 octobre 2014

C'est la France qui se zemmourise

Ainsi Zemmour…

depuis que son livre a paru, caracole loin en tête des meilleures ventes en France. Et nul, parmi ses singes, pour s’étonner de voir cet opposant farouche à la « pensée unique » devenir l’unique « penseur » que la France lise encore. (Le préférant même à ses Prix Nobel !)

« Wandering Willie’s Tale’ de “Redgauntlet” : voilà une splendide histoire, et bien trop bonne pour qu’on néglige aujourd’hui de la mentionner ; aujourd’hui où tout le monde kolbenheyerise et thoraxise (ou plus exactement médiocricise !) »


— Arno Schmidt, Scènes de la vie d’un faune, 1953 (Tristram, 2011)

jeudi 2 octobre 2014

Terminus radieux

Terminus radieux
d’Antoine Volodine


Mort ou vivant, peu importe

Il n’est pas surprenant, lorsque l’on lit un roman de Volodine, que les personnages meurent bien avant la fin de leur histoire. Ici, dans Terminus radieux, dès la toute première page, « la mourante gémit », et quoique ses compagnons lui recommandent de ne pas s’en faire, on comprend bien que ça sent le roussi. D’ailleurs, deux pages plus loin, c’est tout le petit groupe qui s’inquiète : « Ils continuaient à avancer, mais, quand ils s’allongeaient par terre pour la nuit, ils se demandaient s’ils n’étaient pas déjà morts. Ils se demandaient cela sans plaisanter. Ils n’avaient pas les éléments pour répondre. » Nous non plus, du reste. Mais ce genre de phénomène n’a jamais beaucoup d’importance dans l’univers post-exotique ; au final cela ne change pas grand-chose. Qu’il soit mort ou vivant, Elli Kronauer n’en finira pas moins par aller chercher de l’eau et, après être tombé nez à nez sur Samiya Schmidt dans la taïga, par arriver au kolkhoze Terminus radieux ; qu’il soit mort ou vivant, Iliouchenko, le deuxième compagnon de la mourante, n’en arpentera pas moins la steppe à bord d’un train rempli d’autres morts et/ou vivants à la recherche d’un camp où vivre un idéal collectiviste et concentrationnaire. La mort, chez Volodine, a si peu d’importance qu’un des habitants du kolkhoze est « fréquemment victime de ce que la sagesse populaire appelle le décès » sans que ça ne l’empêche pour autant de vivre sa vie de liquidateur. 

On retrouve donc, dans ce dernier ouvrage post-exotique, certains éléments familiers. Quand s’ouvre le roman, l’Orbise vient de tomber, et avec elle, les derniers bastions de résistance de la deuxième Union Soviétique. Depuis que le monde est retombé sous le joug des barbares capitalistes, Kronauer, Iliouchenko et Vassilissa Marachvili, ayant échappé aux massacres, errent dans les plaines sibériennes irradiées qu’une série d’accidents nucléaires a rendues totalement inhabitables. Ils s’inscrivent tous les trois dans la lignées des personnages post-exotiques : ils sont vaincus et au bout du rouleau, des Untermenschen, et dans l’attente d’être morts — à moins, donc, qu’ils ne le soient déjà ; ce qui finalement ne change pas grand-chose —, ils errent dans un monde lui aussi tout à fait typique du post-exotisme.

Un mot à son propos. Ce qui m’avait d’abord séduit, lorsque dans Avec les moines soldats de Lutz Bassmann, je découvrais sur le tard l’univers post-exotique, ç’avait été ce décor de côte sur laquelle s’était rassemblé ce qui restait de l’humanité. Or, j’entendais tout récemment Volodine déclarer qu’il avait pour volonté, dans son processus créatif, de produire des images. Il y réussit à nouveau grâce à cette steppe immense et dévastée où l’homme n’a plus sa place, à cette taïga dans laquelle il se perd pour l’éternité et à ces trains forcément blindés qui « vers le milieu de la matinée, [stoppent] en pleine terre de nulle part ». Volodine ne nie pas l’influence du cinéma russe et dans son Terminus radieux, il nous transporte dans une sorte de « Zone » à la Stalker où l’homme ne doit pas pénétrer, mais où s’il y pénètre, les rêves deviennent possibles.

Lui ou moi, peu importe

Or, de rêves, il en sera question, dans Terminus radieux, car dès qu’on entre dans la taïga, et plus encore au kolkhoze Terminus radieux, « on est avant tout rêvé par Solovieï ». Solovieï, c’est le président du kolkhoze où il réside en compagnie de ses trois filles qui le haïssent, de sa femme la Mémé Oudgoul, bien partie pour être immortelle et qui parle à pile nucléaire pour l’apaiser, et de quelques autres personnages immortels ou déjà morts qui comptent à peu près pour quantité négligeable et qui sont principalement chargés de nourrir cette même pile, enfouie deux kilomètres plus bas, avec des objets qui ne servent plus, comme des moissonneuses-batteuses ou des institutrices. Solovieï, dans un roman contemporain, dans un roman qui se déroulerait avant la chute de la deuxième URSS, ce serait une sorte de super-méchant contre lequel un pauvre soldat loqueteux comme Kronauer n’aurait pas beaucoup de chances, mais qu’au terme d’un insoutenable suspense, il déferait peut-être.

Mais Solovieï dans un roman post-exotique, il est un puissant thaumaturge et il est peut-être surtout le dernier écrivain post-exotique qui, condamné à être immortel, se raconte des histoires et s’invente maîtresses et ennemis en attendant d’être mort — à moins que… vous savez bien — ; il est peut-être même Volodine lui-même, qui écrit cette histoire et nous transmet depuis si longtemps la voix des écrivains post-exotiques — Lutz Bassmann, Maria Soudaïeva, Manuela Draeger, pour ceux que l’on peut lire ; Maria Kwoll, Linda Woo, Hannko Vogoulian ou Solovieï lui-même parmi les nombreux dont les textes ne sont qu’évoqués dans les livres des autres — qui ne nous parvient qu’à travers lui. Des écrivains post-exotiques auxquels il rendait hommage dans son dernier ouvrage (avant-dernier, maintenant), sobrement intitulé Ecrivains et aussi paru au Seuil. Or, parmi ces écrivains, il en est un justement qui s’appelle Elli Kronauer, un « homonyme » de notre héros, qui avait publié chez L’école des loisirs un petit texte reprenant la byline russe du rossignol brigand. Or, « rossignol », c’est « solovieï » en russe. Coïncidence heureuse et qui constitue un prétexte pour se (re)plonger dans l’univers post-exotique ! Terminus radieux, avec une narration plus conventionnelle qu’à l’accoutumée et son atmosphère envoûtante, est par ailleurs une très bonne porte d’entrée.





mardi 23 septembre 2014

Petite table, sois mise !

Petite table, sois mise !
d’Anne Serre

Les monstres gentils

Il règne dans le roman d’Anne Serre, dont le titre emprunte aux Frères Grimm, la joie et l’innocence des contes de notre enfance : quoiqu’on y croise des ogres, des marâtres et de vilaines sorcières, on n’en retient qu’une fin heureuse et l’atmosphère magique. C’est pourtant un étrange repas que l’on servait en juillet 67 sur la table luisante, « toujours cirée et brillante comme un lac gelé » de la rue Alban-Berg puisque c’était principalement maman qui s’y allongeait nue, « ayant frotté sa toison avec une huile qui la rendait fauve et brillante » et se pâmant déjà, appelait ses filles « d’une voix tour à tour mourante, affolée, suppliante ». Les filles, elles, préféraient papa, dont le sexe « faisait [leurs] délices » :

« Sa forme exemplaire se dressait avec une telle autorité, les plaisirs qu’il nous dispensait étaient si vifs, que je me souviens du tapis à grosses fleurs de son bureau comme d’un jardin bien supérieur à ceux de Le Nôtre. »

Ainsi, la narratrice, grandie depuis, mais qui, dans cette première partie où elle nous évoque son enfance, semble avoir conservé sa voix d’enfant, remplie de juvénile allégresse et comme encore tout habitée par la gaieté que suscitait en elle la vision de ces sexes dont elle s’amusait comme de drôles de jouets, a goûté avec ses deux soeurs, Ingrid et Chloé, aux joies d’une sexualité à la fois enfantine et familiale qu’elle et Anne Serre se garderont toujours d’appeler l’une pédophilie et l’autre inceste. C’est que ces termes, qui nous évoquent les pires horreurs, semblent bien peu adaptés à ce récit enlevé, joyeux, moins érotique peut-être (quoiqu’on éprouve, à la lecture de certaines scènes, des picotements qu’on sait coupables) qu’il est amusant et même presque attendrissant tant une insouciante bonne humeur semble flotter dans cette famille où l’on se promène nu, où l’on ausculte ses enfants afin de déterminer laquelle « aura le plus de dispositions pour être sodomisée » et où l’on s’adonne dans l’intimité ou avec le concours d’amis — et même de psychologues lorsque quelqu’un se met en tête d’avertir les institutions que l’on pratique avec les enfants de cette famille des choses qu’on ne devrait pas faire avec eux — à des orgies monumentales. C’est que, sous la plume de la narratrice (qui par ailleurs évoque la chose avec un rare talent) tout cela n’a strictement rien d’anormal (« vivre, c’était cela ») : cette famille est une fête et le lecteur assiste à ses bacchanales sans jamais se sentir voyeur ; ni juge, ni compatissant, ni contempteur.

Gueule de bois

Pourtant, tout bascule à la fin de la première partie dont la dernière phrase (« Il n’est pas facile d’attraper les poissons fuyants du réel ; il arrive que pour les saisir, on ait à mimer l’inconséquence, ou l’oubli. ») nous donne un avant de goût de la seconde.

Elle est plus sombre, plus introspective et malheureusement plus banale, car presque nécessaire — quoiqu’elle le soit peut-être plus pour l’auteur que pour nous. En nous mettant en scène la narratrice quelques années plus tard, elle nous présente l’enfant heureuse qui raffolait des sexes de son papa et de Pierre Peloup devenue une ado perturbée, fugueuse à quinze ans, incapable d’aimer à dix-sept, et dont la soeur, mariée, évite pudiquement d’évoquer le tabou de leur enfance. Leurs parents sont morts et les deux jeunes adultes tressent au fil des conversations où elles contournent soigneusement ce passé commun « un petit filet destiné à recevoir, à reposer [leurs] corps épuisés ». On est donc définitivement sorti du conte. Anne Serre nous montre les choses qu’on sait et semble se défendre : non, son roman n’est pas une apologie de la sexualité infantile ; oui, ces pratiques ont des conséquences graves sur les enfants qui les subissent. Cette fin en gueule de bois après les longs excès de l’enfance, elle s’imposait sans doute pour éviter certaines accusations ou pour réinjecter un peu de sérieux dans un sujet grave et casse-gueule qu’on avait pourtant traité jusqu’ici avec tant de réjouissante légèreté. Mais le lecteur, emporté lui aussi par cette vague d’allégresse sur laquelle surfait la première partie, transporté dans ce monde parfait où tout semblait étrange mais aller pour le mieux, il subit lui aussi de plein fouet les contrecoups de sa griserie et il range le livre un peu triste, comme après une trop grosse soirée, on rentre en titubant chez soi où nous attendent tous nos soucis.



vendredi 1 août 2014

Affaire de transmission



De Bergotte à Proust
et de Proust à moi



— Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, t. 1 : Du côté de chez Swann, 1913


Je ne fais que penser à Bergotte quand lisant à mon tour, je rencontre au détour d’une page, une phrase similaire à celle que je ne parviens pas à écrire, exprimant une idée proche de celle qui tapisse mon esprit, à cela près que sur cette page, elle me semble parfaite, limpide, et que je l'apprécie comme je suis incapable d'apprécier les miennes, sous leurs multiples formes, toutes aussi inconvenables, sans jamais parvenir à percer leur secret, sans même savoir si elles en possèdent un ou si, seulement, je me révèle plus bienveillant vis-à-vis de leur auteur que je n’accepte de l’être avec moi-même.

Et grâce à Proust, chaque livre, désormais, lorsqu'il m'intéresse, me devient une madeleine, ou un être inférieur prison de l'âme défunte de Bergotte que ma lecture libère.




mercredi 2 juillet 2014

Le bel apprentissage

« Sa main rencontra la sienne quand ils se penchèrent en même temps pour enlever le couvre-lit. Et tout cet après-midi-là, il assista une autre fois, une fois de plus, une parmi tant d’autres fois, témoin ironique et ému de son propre corps, aux enchantements et aux déceptions de la cérémonie. Habitué sans le savoir aux rythmes de la Sibylle, soudain une nouvelle mer, une nouvelle houle l’arrachait aux automatismes, semblait dénoncer obscurément sa solitude prise dans des simulacres. Ravissement et déception de passer d’une bouche à une autre, de chercher, les yeux fermés, le creux d’un cou où la main a dormi et de sentir que la courbe est différente, la base plus épaisse, un tendon qui se crispe dans l’effort pour se lever, pour embrasser ou mordre. Chaque moment de son corps face à une inhabitude délicieuse, devoir s’allonger un peu plus, ou baisser la tête pour trouver la bouche qui, avant, était là si près, caresser une hanche plus modelée, provoquer une réplique et ne pas l’obtenir, insister distraitement puis se rendre compte qu’il faut tout inventer de nouveau, que le code n’a pas encore été institué, que les clefs et les chiffres vont naître à nouveau, seront différents, répondront à autre chose. »

— Julio Cortazar, Marelle, Gallimard, 1963



lundi 30 juin 2014

Toujours la tempête

Toujours la tempête
de Peter Handke

Le mélange des genres

Dans « une lande, une steppe, une lande-steppe, ou n’importe où », Peter Handke convoque ses ancêtres. Ils sont slovènes et dans cette plaine balayée par le vent, où ne sont qu’un banc et un pommier portant quatre-vingt-dix-neuf pommes, ils avancent pour répondre à son invitation. C’est une entrée en scène dans un décor vide de théâtre, et pourtant Toujours la tempête est un roman ; mais un roman, toutefois, conçu pour être joué au théâtre (notamment aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon à partir de mars 2015 ) ; à moins qu’il faille plutôt parler de pièce conçue pour être lue.

Lors de ce premier acte, qui est en fait un chapitre, ils sont encore jeunes : le grand-père et la grand-mère de Peter Handke ne sont pas encore grand-père et grand-mère, sa mère n’est pas encore mère, ses trois oncles et sa tante ne sont pas encore oncles et tante — certains ne le seront jamais. Nous sommes en 1936 et Peter Handke qui est là, plus vieux qu’eux, les salue un à un et en slovène (« Bonjour, grand-mère, stara mati, dober dan. Bonjour, grand-père, stari oče, dober dan, tesar, c’est-à-dire : charpentier. Bonjour, Gregor, oncle et parrain, moj stric in moj boter, mon oncle et mon parrain, dober dan… »). Et puis, il disparaît, ou peu s’en faut. Il cesse en tout cas d’être acteur pour ne plus devenir qu’un discret auditeur qui retranscrit minutieusement les paroles et les attitudes de ses aïeux, comme pour en tirer un roman, ou une pièce de théâtre.

A la recherche de ses racines

Parfois, on lui parle encore, malgré tout, du pays et de la langue slovène — centrale dans ce texte (« Et maudite soit-elle, notre langue (…) qui lorsque c’est elle qui la parle, ma soeur préférée, que voici, ou, si tu préfères, ta, comment dire, mère, pourquoi pas, elle n’y peut rien après tout, une femme est une femme, maudite soit-elle, notre langue, qui, lorsque c’est elle, ma darling, ma darling Clementine, qui la parle, éveillait non seulement chez les hommes du village, mais chez ceux du pays tout entier, le désir, de sorte que tous ceux qui l’entendaient, elle, là, justement elle, parler notre langue, voulaient la posséder, elle, là, sur-le-champ. »). Mais la plupart du temps, on l’ignore, on interagit entre grands-parents, mère, oncles et tante qui ne sont pas encore grands-parents, mère, oncles et tante comme au temps où l’on n’était pas encore grands-parents, mère, oncles et tante, mais seulement parents et enfants, frères et soeurs. En somme, on se présente, on dévoile les traits principaux, ou originaux, de son caractère, on plante le décor, comme dans un premier acte, et on entend, au loin, monter la tempête puisque l’on est en Slovénie, en 1936, et qu’au prochain chapitre, ou acte, on sera toujours en Slovénie, mais en 1942.

A cette époque, les enfants sont plus vieux, quoique même leurs parents demeurent plus jeunes que leur petit-fils. Même décor, même concept, mais de certains enfants, on n’entend plus parler qu’à travers les lettres qu’ils envoient depuis le front et dont on fait la lecture ; bientôt, on n’en recevra plus. Ceux demeurés à la maison travaillent aux champs comme avant ou lisent des « livres-corneilles qui vous tombent des mains, où croasse sans cesse ce malheur qui (…) accable déjà bien assez dans la vie ». Les jours défilent et les destins se tracent au gré des malheurs qui frappent. La mort des uns pousse les autres à rejoindre les rangs de la Résistance, tandis que certaines font des enfants monstrueux avec l’occupant. A travers les fortunes personnelles, on apprend des choses sur l’histoire de la Slovénie durant cette période trouble, on s’intéresse aux Cadres-Verts slovènes qui seront, apprend-on, le seul réseau à frapper le Reich de l’intérieur. D’abord appelés « bandits », ils seront rebaptisés « Partisans » lorsque le vent tournera et que la faible résistance autrichienne les rejoindra dans les derniers mois du conflit contre la promesse d’obtenir son indépendance et de ne pas subir l’occupation des Alliés lorsque la paix sera rétablie.

L’identité slovène

Petit à petit, on voit se dessiner la seconde trame du projet de Handke : au-delà de la recherche d’un passé familial, il explore aussi l’identité slovène, et notamment celle de la Carinthie dont il est originaire… du côté autrichien. On sait les positions qu’a soutenues Handke durant le conflit yougoslave, affirmant son soutien à Belgrade pour le maintien d’une Yougoslavie fédérale qui continuerait de rattacher la Slovénie à ses cousins slaves. Ce que l’on ignorait peut-être, c’est que ces Cadres-Verts qui se sont battus pour la libération de leur territoire contre l’envahisseur allemand (au contraire des Autrichiens et des Croates) se sont vus amputés d’une partie de leur pays. Ainsi, au lendemain de la guerre, la Carinthie a été divisée en deux et une partie rattachée à l’Autriche. C’est dans ce territoire, où malgré les réformes législatives, les panneaux d’affichage bilingues continuent d’être arrachés par les nationalistes autrichiens, où la communauté slovène se fait caillasser lorsqu’elle joue des pièces de théâtre dans sa langue, qu’est né Peter Handke, grand écrivain autrichien de langue allemande et de racines slovènes. Dans ce livre, il milite pour la défense de la langue slovène et pour l’unité de la Slovénie ; on interprète mieux ses prises de positions sous cette éclairage, sa crainte de ce que représente le rapprochement avec l’Ouest pour ces Etats slaves des Balkans.

Avec ce texte éblouissant de maîtrise, d’inventivité et d’intelligence, Handke réussit à mener à bien un projet à peu près similaire à celui qu’Oksanen avait échoué à convertir dans son déplorable Purge — qui pour le coup en était bien une. Là aussi, l’écrivain voulait laisser se dessiner en filigrane l’histoire trouble de l’Etat dont elle était originaire, à travers les relations familiales tendues de ses personnages. Péchant par un excès de manichéisme, voulant frapper trop fort, elle n’avait réussi qu’à pondre un roman rempli de poncifs et de raccourcis, formaté pour remporter tous les prix qu’il glana et finalement artificiel. Handke, lui, réussit à la fois à contempler ses racines et à saisir le lecteur dans ce retour passionnant sur ses origines et l’histoire de son peuple. Toujours la tempête, servi par un style et une intelligence admirables, est une oeuvre précieuse !



mercredi 25 juin 2014

Pierre-Crignasse

Pierre-Crignasse, ou histoires drôles et dessins cocasses
de Fil & Atak

Contes cruels pour vieux enfants

« Chers enfants, petits et grands,
Êtes-vous bien reconnaissants
À l’école d’aller repus,
Éclairés, ayant bien bu,
Non pas comme ces sauvageons,
Pieds nus, pauvres et maigrichons,
Ayant un tigre pour monture ?
Embrassez-vous mémé sans mesure ?
Le Bon Dieu vous le remerciez
Qui vous a faits si potelés ?
Bref, avez-vous été bien sages ?
Si OUI, alors à vous ce bel ouvrage !
 »

Présenté par les éditions Frémok et disponible dans le cadre de l’opération SBAM !, Pierre-Crignasse est un faux livre pour enfants à ne pas mettre entre toutes les mains. Cruel et facilement raciste, il conte avec un réjouissant sadisme les histoires de pauvres enfants horriblement punis pour n’être pas parfaits.

Sur le modèle des livres de morale que nous ne connaissons plus — au premier rang desquels figure celui du Dr. Hoffmann dont le Struwwelpeter inspire ce Pierre-Crignasse —, il promet un châtiment sordide aux vilains garnements et de belles récompenses aux enfants sages. Ainsi, les enfants violents se font mordre par les chiens, les distraits laissent voguer leurs devoirs jusqu’en Amérique et entraînent l’invasion des Indiens qui les réduisent en esclavage grâce au savoir acquis, d’autres qui se moquent d’un bon sauvage en visite sont trempés dans un encrier par le bon Saint Nicolas… Pas de secret, pour recevoir sa X-Box à Noël, il faut être bon comme ce pauvre Justin, « c’est pas de l’intox » ! Y a tout de même une morale !

Le texte d’Atak est entièrement versifié — très pauvrement, mais cela contribue à l’aspect parodique de la chose — et parfois hilarant (« Il fouette sa mère, elle en déduit : / “Mon Fritz n’est pas Œdipe, lui” »), tandis que les dessins délicieusement rétros de Fil sont truffés de détails cocasses et féroces. Le tout est bien sûr plein de mauvais esprit et à lire au troisième degré au moins.

Bien sûr, Pierre-Crignasse n’a rien du chef d’oeuvre du neuvième art, mais c’est une jolie curiosité qu’on serait bien bête de ne pas acquérir pour seulement deux euros le temps que durera l’opération SBAM !. Alors, si on peut soutenir un petit éditeur indépendant en s’octroyant un petit plaisir coupable, ça vaut largement le coup d’œil ! D’autant que l’édition est soignée.



jeudi 19 juin 2014

SBAM !



SBAM !, c’est la sympathique initiative de trois éditeurs de BD (Les Requins Marteaux, Cornélius et Frémok) qui ont décidé de piocher dans leurs catalogues 15 petites pépites injustement passées inaperçues et de les offrir jusqu’à fin juillet pour la modique somme de 10€ les 5, comme au marché !

Une bonne occasion de faire de belles découvertes à peu de frais et de prendre des risques sans risque. 

On regrettera simplement que la fête des pères soit déjà derrière nous : ça aurait pu être le prétexte pour le mien de faire quelques pas hors des sentiers de Moulinsart…

La liste des titres sélectionnés est ici et celle des librairies participantes est .

Pour plus d’informations, rendez-vous sur le site de l’opération.




lundi 16 juin 2014

Tout n'est pas veille

Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts
de Macedonio Fernández

La belle métaphysique

Macedonio Fernández, comme Socrate, est connu grâce à ses disciples. Son Platon se nomme Jorge Luis Borges, qui dans les rues de Buenos Aires, recueillait sa parole et « l’imitai[t] jusqu’à la simple transcription, jusqu’au plagiat passionné et plein de dévotion ».

Voilà un beau garant ! Mais contrairement au Grec, Macedonio a l’avantage (et sans doute aussi l’inconvénient pour ce qui est de sa légende) d’avoir retranscrit son enseignement oral. Ainsi est né Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts, qui en plus de constituer l’ouvrage de métaphysique au titre le plus poétique que l'on connaisse, possède le mérite d’être une oeuvre en tout point réjouissante.

Fernández lui-même n’a pas suivi de formation philosophique. Juriste, il a mis un terme à sa carrière d’avocat à la mort de sa femme pour se consacrer à la métaphysique (ici) et à la poésie (publiée chez Corti), tout en menant une vie d’errance. Personnage au plus haut point romantique — voyez-le sur la couverture, jouant de la guitare avec ses faux airs de Jean Rochefort —, il a relativement peu lu : un peu de Schopenhauer et de Bergson, quelques bribes de Hobbes et de William James, et Kant, qu’il n’aime d’ailleurs pas beaucoup. Un bagage tout à fait respectable pour un philologue du dimanche, mais bien léger pour qui prétend écrire un traité de métaphysique. Cela tombe bien : Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts n’est pas un traité. Il n’en prend pas la forme. Plutôt, Fernández y rassemble ses idées comme dans une compilation : autour d’une thèse, il tisse presqu’au hasard, mais avec talent et humour.

La vérité idéaliste

Cette thèse, quelle est-elle ? Macedonio Fernández prétend que « le songe et la veille sont pleinement et également réels » en partant d’un postulat idéaliste selon lequel : « 1) Rien n’existe en-dehors de la sensibilité ; et 2) le néant, la cessation de l’être n’existe pas pour la sensibilité. »

Nous avons donc affaire à une sorte d’anti-Platon qui, plutôt que d’affirmer que notre existence nous empêche d’atteindre la réalité puisque nous ne la percevons qu’à travers notre corps, prétend que la réalité n’est au contraire que ce que nous en percevons à l’exclusion de tout le reste. Mais il le dit mieux que moi :

« La seule chose irréelle, c’est l’existence autonome du monde, l’existence de ce qui n’est pas senti, le fait de supposer que le monde existe avant que nous le percevions et qu’il continue à exister une fois que nous avons cessé de le percevoir.

Il n’y a rien de plus réel que le songe, c’est pourquoi la veille n’est réelle que lorsqu’elle est un songe. Ce qui n’est pas réel, c’est la causation que nous attribuons à la veille. Prétendre que la veille serait autre chose que ce que nous sentons, nous nous représentons et nous imaginons lorsque nous sommes éveillés ; qu’il y aurait en plus de la vision appelée « orange », une matière lui correspondant et existant indépendamment de notre perception et n’existant plus dès qu’il s’agit d’oranges rêvées ; qu’une Cause universelle, éternelle existerait de façon autonome (…) — prétendre cela, c’est « rêver ». Or ce songe, c’est la thèse réaliste.

Seules la sensation et l’imagination existent : il n’existe rien avant elles qui les causerait.
 »

Thèse étonnante et qu’on ne peut recevoir qu’avec incrédulité : est-il seulement sérieux ? On résiste fort à accepter que le monde n’existe pas dès lors qu’on ne le perçoit pas ou plus et qu’en corollaire, les rêves qui provoquent en moi des émotions, des sensations qui me sont perceptibles (dans tel rêve, j’ai peur et je sue comme devant un « vrai » monstre ; dans tel autre, je suis excité et je peux même jouir comme si je faisais « véritablement » l’amour) deviennent plus réels que la rue dans laquelle je suis passé ce matin, dans laquelle je passe tous les jours, mais que je ne perçois plus du tout dès lors que je suis rendu au confort isolant de mon appartement — d’ailleurs, ma chambre elle-même, de l’autre côté de ce mur qui m’en coupe, a cessé d’exister cependant que j’écris ces lignes.

Les jolis rêves

Et pourtant, si l’on pressent que cette thèse permettant à Fernández (1874-1952) de prétendre que Hobbes (1588-1679) a lu ses manuscrits est tout à fait fausse, on est devant un mur de briques quand il s’agit de démontrer cette fausseté. Comment en effet puis-je établir que la rue dans laquelle je passe tous les jours continue d’exister dès lors que je ne la perçois plus ?

On affirme traditionnellement que la réalité se distingue du songe par deux caractères qu’elle possède : elle est liée par les lois de la causalité et elle poursuit une existence autonome. Or, tout le problème est là : je ne perçois quant à moi ni la causalité qui la régit, ni, par principe, son existence autonome. Ainsi, si je me penche à ma fenêtre, je vois un couple passer. Sans doute, ce couple existe de façon autonome, indépendamment de la perception que j’en ai, depuis environ 35-40 ans pour chacun des membres qui le constitue ; et sans doute aussi, tout un enchaînement de causes et de conséquences explique qu’il se soit retrouvé précisément sous ma fenêtre en cet instant.

Il n’empêche que pour moi, leur existence a commencé quand j’ai pu les percevoir et s’est terminée dès lors qu’ils sont sortis de mon champs de vision ; ils sont nés vis-à-vis de moi du néant et me sont immédiatement apparus sous la forme de personnes de 35-40 ans, c’est-à-dire exactement de la même façon que les personnages qui peuplent mes rêves, qui y arrivent d’un coup, sans obéir à rien d’autres qu’à mon imagination et que je perçois le temps du rêve en ignorant tout de ce qui les a menés là et en les replongeant dans le néant d’où ils viennent à mon réveil.

On voit bien ce qu’il y a de jouissif dans cette thèse et l’impact que Fernández a pu avoir sur l’imagination de Borges et ses productions futures. Ajoutez à cela que Fernández écrit avec intelligence et un humour peu commun dans ce type d’oeuvres et vous comprendrez pourquoi cet ouvrage somme toute mineur pour la pensée métaphysique devient une lecture de tout premier ordre.

Le philosophe amoureux

Il reste que plusieurs mois après cette lecture, je ne parviens toujours pas à savoir à quel point Fernández est convaincu par sa propre thèse. Ce n’est pas, d’ailleurs, le moindre des intérêts de ce livre : à chaque page, on oscille entre l’incrédulité et l’impossibilité de démontrer la fausseté de la thèse avec toujours la vague impression de se faire mener en bateau, d’être tourné en bourrique par un auteur génial qui nous fait passer une déclinaison littéraire sur un thème proprement borgessien pour un traité de métaphysique.

De façon inattendue, un élément de réponse sur le pourquoi de ce livre apparaît dans ses dernières pages :

« Nous ne connaissons pas (d’image) de personne sans corps. Nous ne connaissons que la mort et la naissance des corps, pas celles des personnes : nous ne connaissons que le moment où le corps personnel qu’on aime cesse de vivre, ce corps dans lequel celui qui aime — et dont le corps, lui, survit — avait transféré son moi. Survivre dans ces conditions provoque une explosion de désillusion qui blesse profondément celui qui croyait et voulait avoir son moi dans cet autre corps : ce qui le rend fou, c’est de retrouver soudain son moi qui, privé désormais de ce corps qu’il avait passionnément fait sien et sans lequel il ne sentait plus rien, revient pour pouvoir « se sentir ». (…) Je pense que dans la plus grande des passions (…) la mort physique d’un seul des deux corps qui s’aiment passionnément suffit à détruire les deux (…). »

Voilà donc un homme désespérément romantique, un amoureux, Macedonio Fernández, qui a besoin de croire en sa propre thèse afin de croire encore, à chaque fois qu’il y songe, à la vérité de la femme dont la mort, si elle était réelle, le tuerait pour de bon ! Comme l’indiquait son titre, cette oeuvre n’est qu’un long poème d’amour.

NB : On en parlait déjà ici pour un autre extrait.