vendredi 26 juillet 2013

Le Plancher


Le Plancher
de Perrine Le Querrec

La vie brute

Le Plancher de Jeannot, c’est un grand morceau de parquet couvert de poinçons et de lettres majuscules qui vitupèrent l’Eglise et sa manipulation des consciences à travers toute une gamme d’outils inventés par elle pour voir à travers nos rétines et commettre toute sorte de crapuleries. Tour à tour considéré comme l’expression d’une psychose brute, puis celle d’un art tout aussi brut, le Plancher a terminé sa course là où bien peu d’autres oeuvres d’art achèvent la leur : placardé sur les murs de l’hôpital Sainte Anne, dans le 14è arrondissement de Paris, où elle est toujours visible pour, selon le Professeur Jean-Pierre Olié, à l’origine de l’acquisition, combattre la honte et les préjugés qui pèsent sur les maladies mentales. Pourtant, au-delà de ces différents attributs, qui sonnent comme autant de ces noms que l’on donne aux choses qui dépassent notre compréhension et nous font entrevoir les limites du langage, le Plancher de Jeannot, c’est peut-être avant tout l’expression d’un besoin de s’exprimer, précisément, de « déverser le trop-plein » lorsque la coupe est pleine, comme Perrine Le Querrec imagine que Jeannot et sa soeur Paule devaient le faire dans leur intimité d’enfants qui se sont vus imposer comme règle : « si je ne crie pas, tout ira bien ».

Exorcisme

Vu comme cela, on saisit mieux comment ce plancher a pu venir chatouiller l’imagination d’un écrivain, sans doute tout aussi habité par le besoin d’écrire que Jeannot, face à ses lattes de bois, ressentait celui de déverser ce trop-plein, ce tout qu’on n’arrive pas toujours à bien appréhender mais que Jeannot juge coupable puisque lui - il le clame - est innocent ; entre inadaptés, on se comprend. Du moins, on essaye. Ainsi, Le Plancher de Perrine Le Querrec, publié dans la petite maison Les doigts dans la prose et disponible sur le site de l’éditeur, tente d’établir la genèse de l’oeuvre en retraçant l’existence de l’artiste, Jeannot, dernier d’une fratrie de soeurs, fils presque inespéré et né après un mort, coincé entre un père violent, une mère démissionnaire et l’effroyable indifférence des deux cents âmes du village béarnais où la famille a immigré et dont on n’imagine que trop bien la manière dont ils interdisaient à leurs enfants de jouer avec ceux de la sorcière : l’innocence des honnêtes gens, qu’on verrait bien devenir « la non-sens » en parlénigme.

L’évocation de la langue d’Enig Marcheur n’est pas frivole : comme Hoban raconte son histoire post-apocalyptique dans la langue de ses personnages, reliquat et interprétation neuve de la nôtre, Perrine Le Querrec écrit dans celle de Jeannot, une langue déchiquetée, martyrisée, qui fait abstraction de la syntaxe et fonctionne par association d’idées. Ce travail, à l’origine d’un texte splendide, très imagé et remarquablement maîtrisé, au-delà de sa beauté formelle et de la puissance qu’elle emporte, pourtant considérables, présente deux avantages : d’une part, l’information nous est livrée brute, telle que ressentie par les personnages, sans recul ni jugement ; de l’autre, consciente, encore une fois, que le langage, c’est la pensée, l'auteur nous permet par ce biais de nous mettre à la hauteur de Jeannot et, dès lors, de suivre et comprendre le cheminement intellectuel qui le conduira à la réalisation du Plancher. D’une part, on convoque les sentiments ; de l’autre, l’intelligence du lecteur. Ensemble, les deux fonctionnent parfaitement.

Ainsi, petit à petit, on voit surgir des thèmes et, avec eux, des termes qui prennent de plus en plus d’importance, au point d’être imprimés en majuscules, puis gravés avec récurrence dans la chaire du parquet. Ce sont les obsessions de Jeannot. Le basculement s’opère au cours d’une formidable parodie de procès où, aux côtés des morts, on règle ses comptes avec le passé, le monde et les vivants comme dans un rituel vaudou, coiffe et masque qui font peur compris. Alors, on voit apparaître ce désir, qui est bien plus un besoin, d’évoquer enfin ce qu’on a trop longtemps tu. C’est un procès de l’âge de fer, violent et arbitraire : on abat des coups de fourches sur les accusés absents, puis, en vrac, on balance toutes les obsessions dans un grand feu de joie. Voilà, pour l’oeuvre.

La bouche pleine de plancher

Quant à l’artiste, on ne sait pas vraiment sur quelles sources biographiques s’appuie Perrine Le Querrec, mais peu importe : on sent qu’il y a quelque chose de vrai sous cette histoire de père qui laboure sa fille comme le soc viole la terre et refuse à ses enfants l’enfance, l’amour et la liberté pour les cloîtrer dans une prison si infâme que même se battre en Algérie semble une échappatoire bienvenue ; on sent qu’il y a du vrai dans l’abandon de cette mère, dans l’abandon de cette soeur, dans l’abandon de ce village, dans l’abandon de la République, dans l’abandon de ce monde ; on sent qu’il y a du vrai, si ce n’est dans l’histoire, du moins dans l’humain.

Alors, grâce à la fiction du Plancher, on comprend toute la tragédie que sous-tend la réalité du Plancher. Quelle que soit l’expression, derrière elle, il y a le besoin : Jeannot la bouche pleine de plancher ; Perrine la bouche pleine de papier ; Paule et la mère, la bouche pleine de terre ; le père la gorge serrée de sang ; et plus loin, les deux cents et nous tous, les yeux pleins de merde. Le Plancher est un texte qui les ouvre.

lundi 22 juillet 2013

Oui


Oui
de Thomas Bernhard

Mise en abime

Dans le roman Le Tunnel, de l’Argentin Ernesto Sabato, il est question d’un tableau dans lequel une fenêtre, perdue dans un coin de la toile, laisse entrevoir une scène cachée qui constitue le véritable sujet de l’oeuvre. De la même façon, Oui, de l’Autrichien Thomas Bernhard, est une splendide mise en abyme. L’intrigue véritable de ce court roman d’une densité extraordinaire n’est révélée que dans le dernier tiers du livre, lorsque le narrateur commence à s’intéresser aux desseins d’un Suisse venu acheter, avec sa femme persane, un bout de terrain infâme dans la campagne autrichienne. Le fin mot du titre, quant à lui, sera le dernier du texte ; il ne manquera pas de laisser le lecteur sur le carreau.

Mais avant que ne soient révélés les plans de l’effroyable souricière, il faut nous confronter au texte. Cela commence par une première phrase où les apartés, les reprises, les redites, les répétitions, les ellipses, les anticipations et les retours s’enchaînent sur deux pages et demi avant que ne tombe enfin la sanction d’un premier point final. Le quatrième de couverture prétend que le test est révélateur : « ou bien nous lâchons prise, ou bien nous reprenons notre élan et nous ne pouvons plus nous arrêter avant la fin », est-il écrit. Pour moi, la langue, dans cette phrase à rallonge, est d’une telle clarté, ce qu’elle évoque d’une telle force, que je ne peux concevoir qu’on puisse être tenté de lâcher prise. Je ne peux même pas imaginer qu’on puisse désirer qu’elle fût écrite autrement. C’est que la langue est ici maniée avec une habileté inégalée. On croirait que ça coule naturellement, comme une pensée dont on rattrape le fil au fur et à mesure qu’on la perd, mais c’est s’illusionner. On ne peut qu’à grand peine imaginer le travail qu’une telle écriture doit impliquer pour que chaque répétition, chaque reprise permette d’étoffer un peu plus le propos, de rentrer plus profondément dans la psychologie du narrateur et de comprendre les intentions du couple suisse. Bernhard promène son lecteur dans tous les sens, lui fait sauter les étapes dans le temps et l’espace pour le ramener en arrière, revient plusieurs fois sur les mêmes points et tout s’enchaîne à la manière de la chanson pour enfants (trois p’tits chats, chapeau de paille, paillasson...) dans une boucle de laquelle on ne ressort plus. Le miracle, c’est que le tout, non seulement reste clair, mais se permet aussi d’être intéressant et même captivant. C’est un véritable tour de force !

L’effroyable solitude

L’auteur n’a en effet pas peur de noyer son sujet. Les deux premiers tiers du livre (et le dernier aussi, d’ailleurs, malgré la révélation du plan machiavélique) sont la description d’un cas clinique. Le narrateur, qui entretient bien des ressemblances avec Bernhard lui-même, se livre à une véritable logorrhée dans laquelle il évoque sa profonde dépression. A l’origine de celle-ci, la retraite qu’il s’est imposée pour mener à bien ses travaux scientifiques sur les anticorps et une erreur originelle :

« Et, c’est un fait, j’avais cru que je pourrais rester seul avec mon travail scientifique, que je pourrais tenir toute une vie
uniquement avec mes études scientifiques, ce qui, peu à peu, puis, brusquement, avec la plus évidente certitude, devait se révéler totalement impraticable et totalement impossible. »

Voilà révélé le coeur apparent du roman : la difficulté pour l’homme d’une certaine sensibilité, d’une certaine intelligence, d’établir avec justesse son rapport au monde extérieur.

De l’usage de l’autre

Il y a le narrateur, tout d’abord, à l’intelligence et à la sensibilité exacerbées, tout en lucide introspection, et qui s’est évertué à se couper du monde jusqu’à s’apercevoir que « [q]uand la solitude n’a plus de sens, quand elle est tout à coup devenue improductive, il faut qu’elle cesse ». Alors, il s’accroche comme à une bouée à son ami Moritz, sur lequel il se déverse de tous ses états d’âme dans un discours incohérent, et il va jusqu’à se convaincre, dans une superstition qu’il sait totalement infondée, que lorsque deux inconnus débarquent alors qu’il se trouve au plus mal, ils sont venus exprès pour le sauver. Quelle folle certitude ! Est-il coulé pour le quasi-noyé qui s’y accroche à bout de souffle, le barreau d’échelle qui lui permet de se hisser hors du bassin où il n’avait plus pied ? Ou a-t-il simplement saisi le premier élément qui se présentait sous lui tandis que les flots le submergeaient ?

A l’autre bout du spectre, il y a le Suisse. L’incarnation froide et à peine humaine de la neutralité. L’ingénieur, le bâtisseur de centrales nucléaires et de blockhaus. Lui compense son désert intérieur par une volubilité et un sens du contact à toute épreuve. Il exhibe des photos où il serre les mains de chefs d’état, affiche une confiance sans faille, lie contact facilement. Mais ce n’est que la poupée pleine de vide d’une femme plus forte que lui qu’il finira par vouloir enfermer. Une femme qui, elle-même d’une grande richesse, n’existera pour le monde qu’à travers cet homme médiocre et misérable.

La toile de fond est tissée. Le besoin d’expansion des uns, la nécessité de contrôler des autres, Bernhard examine tous ces ressorts avec beaucoup de justesse et de sensibilité, et dévoile une grande connaissance de l’âme humaine (servie sans doute par un grand pouvoir d’introspection). Au final, il signe avec Oui une oeuvre splendide et importante.


lundi 15 juillet 2013

Le Singe de Hartlepool


Le Singe de Hartlepool
de W. Lupano et J. Moreau

Monkey hangers

A Hartlepool, petite ville côtière du nord de l’Angleterre, les habitants sont surnommés Monkey hangers (pendeurs de singe) par leurs voisins facétieux et les supporters des clubs de foot rivaux. Ce surnom, qui ne semble pas les déranger outre mesure (les fans de l’équipe locale se regroupent sous la bannière H’Angus the Monkey), ils le tirent pourtant d’une assez sordide histoire que nous content Lupano et Moreau dans cette fable tragi-comique sur le racisme et le nationalisme.

Les faits se déroulent en 1814, alors que la tension entre la France napoléonienne et le Royaume d’Angleterre est à son comble. Au large des côtes anglaises, navigue un chasse-marée français qui porte à son bord un chimpanzé arborant fièrement l’uniforme impérial. La bête, que l’abject capitaine du vaisseau a ramenée en souvenir d’Afrique où il s’adonnait au commerce d’ébène jusqu’à ce que son cours s’effondre, ne sert qu’à distraire l’équipage, mais lorsque le bateau coulera après une tempête, elle sera l’unique survivant à s’échouer sur la plage de Hartlepool.

Fable contre le racisme et le nationalisme va-t-en-guerre

Les braves gens de Hartlepool détestent les Français - qui le leur rendent bien puisque le capitaine du navire, juste avant le naufrage, avait eu le temps d’envoyer sur la planche un mousse dont le seul tort était d’avoir appris la langue de Shakespeare aux côtés de sa nourrice. Ainsi, quand ils trouvent le singe échoué sur la plage, sauvage et peu coopératif, hirsute et braillant des paroles incompréhensibles, les braves gens de Hartlepool qui n’ont, de leur vie, pas plus vu de singes que de Français, sont persuadés d’avoir capturé un dangereux espion, envoyé en reconnaissance pour préparer l’invasion de l’Angleterre. Dès lors, l’opportunité est trop belle : le maire qui veut mettre Hartlepool sur la carte, le vétéran du siège de Québec qui veut prendre sa revanche, et plus généralement, toute une bande de soiffards qui veulent laisser libre cours à un déferlement jouissif de violence, - tous y trouvent leur compte et décident de traduire le chimpanzé en justice, puis de le pendre au mat du navire échoué au terme d’une mascarade de procès.

Voilà pour les faits tirés du folklore britannique et que rapporte Lupano dans cette bande dessinée, sans qu’on sache vraiment ce qui relève de la légende et quoi de la vérité historique (on a toutefois récemment retrouvé trace d’un prétendu singe de Hartlepool empaillé : http://wilfridlupano.blogspot.fr/2012/09/quand-la-realite-telescope-la-fiction.html ). Ce qui compte ici, c’est que dans cette histoire macabre qui révèle toute la petitesse dont est parfois capable l’espèce humaine, l’auteur trouve le prétexte à une très belle BD, admirablement servie par le joli dessin du débutant Moreau, colorisé avec une aquarelle délicieusement surannée qui se fond parfaitement dans l’ambiance humide et pluvieuse de la plage de Hartlepool. Qu’ils soient français ou anglais, le racisme et le nationalisme va-t-en-guerre sont tous les deux vilipendés dans ce bel ouvrage pour petits et grands, qui tape à grands coups sur la bêtise humaine. Les scènes comiques ponctuent ce drame juste comme il faut pour en souligner l’idiotie, et le climat de violence qui touche tout le monde - les enfants jouent à la guerre pendant que les adultes lynchent le singe - est délicatement atténué par la douceur des couleurs à l’eau : on peut donc sans risque placer cette BD entre toutes les mains.

Voilà donc un très beau livre à lire et à faire lire, et qui dresse un portrait au vitriol de cette humanité animée par la bêtise et la haine viscérale de l’autre. Pas forcément optimiste, mais salutaire.

lundi 8 juillet 2013

Liquidation


Liquidation
d’Imre Kertész

Le kitsch

Il est remarquable de constater comme l’homme du vingtième siècle s’est évertué à mettre en application les doctrines en vogue à la fin du siècle précédent. On pense évidemment au capitalisme et au libéralisme ; au socialisme et au communisme ; à tous ces systèmes pensés par des hommes qui évoluaient dans un monde pour ainsi dire nouveau après le bouleversement complet opéré par 1789 et le chaos qui a suivi. Cependant, au-delà des théories économiques, le vingtième siècle est peut-être avant tout le siècle du nihilisme, quand un peu plus d’un siècle après la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, deux guerres mondiales, la folie nazie et les purges soviétiques ont ôté toute valeur à la vie humaine, et par là-même, tout sens à celle-ci.

Imre Kertesz, survivant d’Auschwitz et ayant vécu dans le bloc de l’Est, est bien placé pour en parler. B., autour duquel gravitent les personnages et l’intrigue de Liquidation et qui partage cet aspect de la biographie de l’auteur, en est la parfaite incarnation. Plus encore dans le sens où B. n’a pas seulement survécu à Auschwitz mais y est né. Il est ainsi à la fois un pur produit de l’histoire du vingtième siècle, dont la folie est intimement liée à son existence, et un complet contresens historique. Comme il le dit lui-même à Keserü, sa naissance dans un camp de la mort s’est passée mais n’est pas vraie, elle est kitsch, un non-sens qui résume à lui seul toute l’existence de B., et de l’homme de ce siècle qui a achevé de livrer le monde aux assassins, en soustrayant ainsi toute beauté (Florence n’existe pas et la survivance de l’œuvre de Michelangelo et Leonard de Vinci n’est qu’une conséquence de l’incapacité des hommes à comprendre leur grandeur, profondément contraire au sens de l’évolution du monde).

Nihilisme

Pour que le monde retrouve un sens, donc, pour que la vie de B. soit plus qu’un accident vide de tout, il faut résoudre l’énigme Auschwitz. Mais Auschwitz ne s’explique pas. Auschwitz, même pour ceux qui l’ont connu et y ont survécu, même pour ceux qui y sont morts, est incompréhensible. Or, B. est Auschwitz. Et dès lors, B., l’enfant d’Auschwitz, B., comme la première lettre du tatouage qui recouvre sa cuisse, B., l’accident dans la chaîne industrielle, est confronté à la vacuité irrémédiable de son existence.

Pour B., le Mal est le principe de la vie. Ce n’est pourtant pas, semble-t-il, un mal intelligent, un Docteur Mabuse. C’est un Mal biblique, le Mal du néant et du chaos, qui porte la majuscule et se présente comme l’antéchrist, puisque le Bien ne peut se faire, selon B., qu’au prix du sacrifice du bienfaiteur. C’est donc bien une anti-énergie qui anime B., quelque chose de profondément nihiliste et autodestructeur, à l’image de son œuvre qui ne peut trouver son avènement que dans les flammes. A l’image aussi de sa vie qu’il s’est évertué à détruire au prix d’une souffrance immense, avec cruauté, là encore comme on mènerait un rituel sacrificiel, pour enfin tenter de tuer ce Mal qui régit tout et auquel on a laissé libre cours. Ce mal que B. porte profondément en lui et dont il est quelque part l’incarnation.

Dernier bilan avant fermeture

L’action du livre se déroule entre 1990 et 1999. Après que le bloc de l’Est est tombé comme le dernier bastion d’une armée maléfique et alors qu’un nouveau siècle s’annonce. On peut donc penser que c’est avant tout ce terrible vingtième siècle que Kertesz liquide à travers les cent vingt pages très denses de son roman et qu’il ose un regard optimiste vers le futur. On pointe régulièrement l’intelligence de l’auteur : elle est indéniable. J’aimerais quant à moi insister sur la sensibilité de l’œuvre qui a du demander à l’auteur un immense travail d’introspection. C’est cette intelligence de l’émotion que j’ai trouvée en tout point remarquable, notamment dans la seconde moitié du livre où elle affleure le plus. Il y a quelque chose de formidable dans la façon dont Kertesz traite d’un thème si sombre. Comme un cadeau à l’humanité.

dimanche 7 juillet 2013

La Grande Tristezza


La Grande Bellezza
de Paolo Sorrentino

Le grand bluff

Il y a des films qu’on aime et d’autres qui ne nous touchent pas. La Grande Bellezza, de l’Italien Paolo Sorrentino, appartient à une troisième catégorie : celle des films qui nous énervent.

Dans la synopsis officielle, on commence par nous évoquer les splendeurs de Rome et le triste sort d’un touriste Japonais « foudroyé par tant de beauté ». A l’écran, à le voir s’éponger le front sous le soleil brûlant, on a plutôt l’impression d’une bête insolation. Mais qu’importe : on n’entendra plus parler de lui. Toutefois, ce petit coup de bluff est révélateur d’un film qui, sans cesse, veut passer pour autre chose que ce qu’il est. 

Cela commence avec son personnage principal : Jep Gambardella. Partout, on le présente comme un écrivain à la recherche d’inspiration : il n’en est rien. De son propre aveux, Jep Gambardella est un mondain. A plein temps. Débarqué à Rome, il n’aspirait qu’à assister aux plus belles fêtes et même à pouvoir les gâcher. Rien de plus. Il n’a écrit qu’un livre, il y a quarante ans, et il vit depuis de la gloire que cet unique ouvrage lui aura rapportée. Si certains de ses proches le poussent parfois à reprendre la plume, lui semble très bien se satisfaire de sa vie vide et de son « petit train(-train) qui ne va nulle part ».

Fausse critique et vrais clichés

Alors, puisque tout le monde, dans ce film, est très heureux d’être un mondain, le spectateur est entraîné durant deux heures trente interminables dans d’horripilantes fêtes privées avec vue sur le Colisée dans lesquelles toute une clique de vieux beaux s’échangent à qui mieux mieux des propos vains à n’en plus finir. C’est dramatiquement chiant. 

Il semble qu’on veuille nous faire passer ce film pour une critique acerbe de l’inanité de la vie mondaine. Ainsi, il faudrait le regarder, d’un bout à l’autre, au second degré pour se moquer de tous ces gens stupides et prétentieux. Le problème avec cette approche, c’est qu’à se faire succéder, durant deux heures et demi, des mondains sapés comme des princes qui disent des choses vaines, on finit par avoir un film au propos vain qui ressemble à un catalogue de mode. On a beau jeu de dire, après coup, que justement, tout cela est une critique : reste que pendant toute la durée du film, le spectateur, lui, s’empêtre dans une mare de propos oiseux à ne plus savoir qu’en faire.

Et quand bien même il faudrait vraiment appréhender comme une critique cette débauche de stupidité poseuse, elle - la critique - serait sacrément mauvaise. Le film est une accumulation de clichés, pire que dans un roman de Musso.

En vrac, on y trouve :
  • un type qui, à 65 ans tout juste fêtés, se rend compte, juste après avoir couché avec une femme, qu’il n’a plus le temps de faire les choses qu’il n’a pas envie de faire, et en profite pour s’éclipser pendant qu'elle a le dos tourné ;
  • une artiste performiste qui se jette contre un mur dans un spectacle ridicule et par la suite, en interview, est démasquée comme un charlatan lorsqu’elle évoque les vibrations qu’elle prétend ressentir dans un discours aussi dénué de sens que son spectacle lui-même ;
  • une mondaine pseudo-marxiste moquée par ses pairs pour parler socialisme, sacrifice, littérature engagée et difficulté d’être mère et femme, alors qu’elle fait la fête tous les soirs, dispose d’une armée de domestiques pour élever ses enfants et entretenir son palais, et ne doit d’avoir été publiée qu’à sa liaison avec un politicien qui assure ses revenus sans qu’elle ait à travailler ;
  • un obsédé malingre qui veut « baiser » toutes les femmes qu’il rencontre et semble bien connu des putes romaines, tout en prétendant qu’il forme avec sa femme le seul couple amoureux et fidèle de Rome ;
  • une pseudo-actrice/femme fatale qui prétend s’être retirée du cinéma faute de se voir proposer des rôles à sa mesure, et qui a décidé en conséquence d’écrire un premier roman qu’elle qualifie elle-même de « très proustien » (et le type qui la drague qui prétend que, justement, Proust est son écrivain préféré... avec Ammaniti - un écrivain populaire italien qui n’a rien de commun avec Proust) ;
  • une vieille strip-teaseuse au grand coeur qui se déshabille pour se soigner ;
  • une gamine qui badigeonne au hasard une toile qui vaudra des millions...

et j’en oublie sûrement, mais la liste est déjà imposante.

Placement de produit

Ce qu’on trouve bel et bien dans ce film, par contre, c’est un catalogue de tourisme pour Rome. Oui, la photo est magnifique, mais seulement si l’on considère qu’une ville, pour être belle, doit être parfaitement vide et morte. Comme dans le tout aussi mauvais Angel-A, de Besson, à Paris, on nous montre pendant deux heures des images de carte postale d’une ville qui, si elle est indéniablement splendide, semble avoir été désertée par tout ce que sa population comporte de gens qui ne payent pas l’ISF. La Rome de Paolo Sorrentino, ce sont donc des places vides avec des fontaines d’eau pure, des palazzi extraordinaires (quitte, pour en montrer plus, à introduire un personnage invraisemblable qui possède toutes les clés des plus beaux palais de Rome au seul titre qu’il est... fiable - oui, on est là en terme d’indigence de scénario), et des statues colossales éclairées dans un clair obscur que n’aurait pas renié Le Caravage. Oui, Rome est une ville magnifique ; mais non, cela ne suffit pas à faire un film !

Ce qu’est véritablement ce film, c’est une vaste opération de placement de produit. Cela commence d’ailleurs très fort quand, dès la deuxième scène, d’interminables minutes de fêtes (qui ont le mérite de nous faire remarquer à quel point on doit avoir l’air ridicule quand on se trémousse en boîte) se voient auréolées, grâce à un cadrage complaisant, par un grand panneau lumineux "Martini" qui semble bénir les fêtards qui chantent les louanges de la liqueur amère. A la fin de la scène, la pub occupera jusqu’aux deux tiers de l’écran...

Et le procédé continue tout au long du film. Vieux beaux et dindes s’affichent ainsi à l’écran dans leurs plus beaux atours, toujours tirés à quatre épingle, et on ne manque pas de citer, au détour d’un dialogue, le nom des meilleurs tailleurs de Rome. Au final, entre les vues de Rome comme sur papier glacé et ce défilé de mondains richissimes en Versace et Armani, on a l’impression de feuilleter pendant 240 minutes un numéro spécial de Vogue Italie consacré à la mode gériatre. 

Connivence et complaisance

La Grande Bellezza est donc un film snob. Tout le monde peut se plonger pendant deux heures et demi dans un univers luxueux et vain avec le prétexte de la critique comme alibi. On n’a que faire que le réalisateur montre bien trop de complaisance vis-à-vis de son personnage principal - pourtant pas moins vain que tous ceux qui l’entourent - pour que l’excuse tienne la route : on s’empresse de la saisir à bras le corps pour justifier qu’on a vu un grand film le weekend dernier. En bonus, on pourra rouler très fort les sonorités du titre en italien - plus classe que Superman - et s’improviser expert de l’oeuvre de Fellini - à laquelle on a très bien saisi l’hommage puisqu’on sait que Fellini aimait Rome et qu’il avait même filmé la fontaine de Trevi. D’ailleurs, on l’a lu dans Telerama.*

Allez, vous pouvez pourtant l’avouer que la vie mondaine vous fait rêver : Sorrentino lui-même ne s’en cache pas vraiment.

*NB : Les plus littéraires souriront avec la même connivence quand seront évoqués les noms de Proust, Céline et Flaubert ; mais aussi de Dostoïevski, qui tombe ici comme un cheveux sur la soupe, mais ça fait toujours bien.




lundi 1 juillet 2013

Oblomov


Oblomov
d’Ivan Gontcharov

Faust, Don Juan, Don Quichotte, Tolstoï et Dostoïevski : rien que ça !

Oblomov, le personnage qui prête son nom au grand roman d’Ivan Gontcharov, est comparé, dès le quatrième de couverture, à Don Juan, Faust ou Don Quichotte. Plus bas, on nous indique qu’il s’agit d’un grand classique de la littérature russe, salué par Tolstoï et Dostoïevski, qui le reconnaissaient pour tel. Bref, avec une telle introduction, on se sentirait presque dans l’obligation d’aimer le roman : la dignité du lecteur est en jeu.

Et pourtant, Oblomov est une véritable déception.

Et maintenant, Gogol !

Cela avait très bien commencé : les 150 premières pages sont un délice absolu. Les visiteurs se succèdent chez Oblomov qui n’a pas plus envie de les recevoir que de les suivre à Ekaterinhoff où ils veulent tous le trainer pour assister à on ne sait quelle fête tandis que lui-même, Oblomov, n’est obnubilé que par deux importants soucis : son bailleur qui l’oblige à déménager et son intendant, dans son domaine en province, qui lui annonce de mauvaises récoltes, des travaux et surtout une baisse de ses revenus. Or, ces deux nouvelles sont particulièrement mauvaises puisqu’Oblomov, plongé depuis des années dans une douce léthargie, n’exerce aucune autre activité que de s’allonger dans son fauteuil pour n’en jamais bouger. On ne peut donc rien envisager de pire que de devoir à la fois déménager et se démener pour régler ses affaires et continuer à jouir d’une rente confortable. Toujours est-il que, malgré la passe difficile que traverse le bon Ilia Ilitch, le lecteur, lui, se réjouit de ses malheurs et de la personnalité - mais en est-ce seulement une ? - d’Oblomov qui l’amène à éconduire en discutaillant ses différents visiteurs, à se plaindre paresseusement de ses ennuis, et à se disputer avec son vieux serviteur, Zakhar, aussi paresseux que lui et incapable de comprendre pourquoi on le blâme, lui, du fait que l’appartement est infesté de punaises parce que, vous comprenez, est-ce que c’est lui qui les a inventées, les punaises ? Bref, pendant 150 pages, ça fuse dans tous les sens, c’est truculent, c’est du Gogol des Âmes mortes et du théâtre en même temps, c’est drôle et absurde, et on en redemande d’autant plus que le tout est entrecoupé de quelques descriptions à travers lesquelles l’auteur porte sur Oblomov et son mode de vie un regard plein de bonté et de douce ironie qui nous le rend extrêmement sympathique malgré - et peut-être même à cause de - sa léthargie proprement maladive.

Un roman géopolitique

En effet, Oblomov semble être un de ces personnages hors du temps, non pas parce qu’il en est déconnecté, mais parce qu’il ne souhaite tout simplement pas rentrer dans sa course. Il se contente avec bonhommie d’un succédané de bonheur, d’une paresse tranquille, en se laissant bercer par le destin que les autres décident pour lui, comme si quelque sagesse lui avait fait comprendre qu’il était inutile de se battre de toutes ses faibles forces contre le cours des choses. Il est loin des petits complots fomentés par le malveillant Tarantiev et de l’affairisme tout germanique de son néanmoins très fidèle et bienveillant ami, Stolz. En plus de cela, Oblomov dévoile de grandes qualités humaines et même une certaine perspicacité quand il jette un regard plein de lucidité sur ce monde auquel il ne participe pas.

En somme, Oblomov possède bel et bien toutes les qualités pour être un grand roman ; mais cela ne dure malheureusement que 150 pages. Ensuite, vient d’abord un long, très long songe qui nous plonge dans l’enfance d’Oblomov, à la recherche des racines de son mal. On y rencontre un Ilia Ilitch couvé par une armée de serviteurs anticipant le moindre de ses faits et gestes et le privant de toute autonomie. Le roman ressemble alors à une critique du mode de vie oisif de l’aristocratie russe qui vit depuis des temps immémoriaux des rentes de ses domaines sans être capable de jamais évoluer ou même de faire quoi que ce soit par elle-même. Le roman devient même un traité de géopolitique quand on compare Oblomov et ses pairs à l’industrieux Stolz, l’Allemand qui se démène, toujours affairé à Petersbourg, à Paris ou à Berlin pour bâtir une fortune, plein de besogneuse énergie et de l’envie d’en découdre. A une époque où la Russie est encore féodale, Gontcharov semble l’exhorter à regarder vers l’Ouest.

Les existences inachevées

Pourquoi pas ? Même si l’opposition est un peu trop tranchée et que faire de Stolz - le meilleur ami d’Oblomov et un personnage sympathique par bien des aspects - une sorte de businessman obsédé par ses affaires, ses contacts dans le monde et sa réussite économique finit par le rendre assez désagréable, trop parfait peut-être, ou trop éloigné des valeurs d’Oblomov pour que le lecteur le considère comme un exemple à suivre. Mais le principal problème du roman ne vient pas de Stolz. Il s’agit plutôt d’Olga. Présentée à Oblomov par Stolz, sa romance avec Ilia Ilitch occupera deux bons tiers du roman et on n’en sort pas. Personnage assez creux, elle est surtout la source d’un prodigieux enlisement de ce pauvre Oblomov qui s’empêtre dans son sentiment amoureux comme un Louis de Funès tombé dans une cuve de chewing-gum. Sauf que là, le gag dure bien trop longtemps. Des pages et des pages d’atermoiements, de « qu’est-ce que c’est bon d’être amoureux, mais alors, ce n’est pas du tout tranquille, je ne suis absolument pas prêt à cela ». Et voilà que ce qu’on redoutait en se plongeant dans le roman d’une existence vouée à la passivité arrive : on s’ennuie. Au moment où on ne s’y attendait plus, après ce début de roman extraordinaire où Gontcharov nous démontrait que la paresse pouvait être un sujet diablement excitant, voilà que le couperet tombe. Un ennui aussi profond que le fauteuil d’Oblomov et duquel on s’emmitoufle comme il fait de sa vieille robe de chambre. Et alors, on comprend à quel point la lecture peut être barbante et, comme lui, on songe à poser le livre tranche vers le haut, jusqu’à ce qu’une couche de poussière l’enterre.

Les pages se tournent finalement et on se dépatouille enfin d’Olga comme on sort d’une relation destructrice, mais le mal est fait : on veut en finir. Alors, tout ce qui viendra par la suite nous semblera artificiel, à commencer par les combines de Tarantiev et du frère de la logeuse d’Oblomov pour exploiter ce dernier, ainsi que les nombreuses interventions de Stolz en Deus ex machina pour maintenir inutilement à flot la barque de l’existence sans objet d’Oblomov. Même l'astucieuse mise en abime des dernières pages n'y changera rien : le plat est définitivement gâté.

On éprouve donc un immense regret quand on referme ce livre : c’est l’impression non pas d’être passé à côté d’un grand roman, mais plutôt que ce livre aurait véritablement pu en être un. Pour refaire le parallèle avec Les âmes mortes, c’est un peu comme si Gogol, après sa première partie truculente, avait tout gâché avec la seconde partie rédemptrice qu’il projetait d’écrire. Malheureusement, Gontcharov, contrairement à lui, a bel et bien terminé son oeuvre. Le lecteur, quant à lui, serait presque tenté de le regretter.