mercredi 25 juin 2014

Pierre-Crignasse

Pierre-Crignasse, ou histoires drôles et dessins cocasses
de Fil & Atak

Contes cruels pour vieux enfants

« Chers enfants, petits et grands,
Êtes-vous bien reconnaissants
À l’école d’aller repus,
Éclairés, ayant bien bu,
Non pas comme ces sauvageons,
Pieds nus, pauvres et maigrichons,
Ayant un tigre pour monture ?
Embrassez-vous mémé sans mesure ?
Le Bon Dieu vous le remerciez
Qui vous a faits si potelés ?
Bref, avez-vous été bien sages ?
Si OUI, alors à vous ce bel ouvrage !
 »

Présenté par les éditions Frémok et disponible dans le cadre de l’opération SBAM !, Pierre-Crignasse est un faux livre pour enfants à ne pas mettre entre toutes les mains. Cruel et facilement raciste, il conte avec un réjouissant sadisme les histoires de pauvres enfants horriblement punis pour n’être pas parfaits.

Sur le modèle des livres de morale que nous ne connaissons plus — au premier rang desquels figure celui du Dr. Hoffmann dont le Struwwelpeter inspire ce Pierre-Crignasse —, il promet un châtiment sordide aux vilains garnements et de belles récompenses aux enfants sages. Ainsi, les enfants violents se font mordre par les chiens, les distraits laissent voguer leurs devoirs jusqu’en Amérique et entraînent l’invasion des Indiens qui les réduisent en esclavage grâce au savoir acquis, d’autres qui se moquent d’un bon sauvage en visite sont trempés dans un encrier par le bon Saint Nicolas… Pas de secret, pour recevoir sa X-Box à Noël, il faut être bon comme ce pauvre Justin, « c’est pas de l’intox » ! Y a tout de même une morale !

Le texte d’Atak est entièrement versifié — très pauvrement, mais cela contribue à l’aspect parodique de la chose — et parfois hilarant (« Il fouette sa mère, elle en déduit : / “Mon Fritz n’est pas Œdipe, lui” »), tandis que les dessins délicieusement rétros de Fil sont truffés de détails cocasses et féroces. Le tout est bien sûr plein de mauvais esprit et à lire au troisième degré au moins.

Bien sûr, Pierre-Crignasse n’a rien du chef d’oeuvre du neuvième art, mais c’est une jolie curiosité qu’on serait bien bête de ne pas acquérir pour seulement deux euros le temps que durera l’opération SBAM !. Alors, si on peut soutenir un petit éditeur indépendant en s’octroyant un petit plaisir coupable, ça vaut largement le coup d’œil ! D’autant que l’édition est soignée.



jeudi 19 juin 2014

SBAM !



SBAM !, c’est la sympathique initiative de trois éditeurs de BD (Les Requins Marteaux, Cornélius et Frémok) qui ont décidé de piocher dans leurs catalogues 15 petites pépites injustement passées inaperçues et de les offrir jusqu’à fin juillet pour la modique somme de 10€ les 5, comme au marché !

Une bonne occasion de faire de belles découvertes à peu de frais et de prendre des risques sans risque. 

On regrettera simplement que la fête des pères soit déjà derrière nous : ça aurait pu être le prétexte pour le mien de faire quelques pas hors des sentiers de Moulinsart…

La liste des titres sélectionnés est ici et celle des librairies participantes est .

Pour plus d’informations, rendez-vous sur le site de l’opération.




lundi 16 juin 2014

Tout n'est pas veille

Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts
de Macedonio Fernández

La belle métaphysique

Macedonio Fernández, comme Socrate, est connu grâce à ses disciples. Son Platon se nomme Jorge Luis Borges, qui dans les rues de Buenos Aires, recueillait sa parole et « l’imitai[t] jusqu’à la simple transcription, jusqu’au plagiat passionné et plein de dévotion ».

Voilà un beau garant ! Mais contrairement au Grec, Macedonio a l’avantage (et sans doute aussi l’inconvénient pour ce qui est de sa légende) d’avoir retranscrit son enseignement oral. Ainsi est né Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts, qui en plus de constituer l’ouvrage de métaphysique au titre le plus poétique que l'on connaisse, possède le mérite d’être une oeuvre en tout point réjouissante.

Fernández lui-même n’a pas suivi de formation philosophique. Juriste, il a mis un terme à sa carrière d’avocat à la mort de sa femme pour se consacrer à la métaphysique (ici) et à la poésie (publiée chez Corti), tout en menant une vie d’errance. Personnage au plus haut point romantique — voyez-le sur la couverture, jouant de la guitare avec ses faux airs de Jean Rochefort —, il a relativement peu lu : un peu de Schopenhauer et de Bergson, quelques bribes de Hobbes et de William James, et Kant, qu’il n’aime d’ailleurs pas beaucoup. Un bagage tout à fait respectable pour un philologue du dimanche, mais bien léger pour qui prétend écrire un traité de métaphysique. Cela tombe bien : Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts n’est pas un traité. Il n’en prend pas la forme. Plutôt, Fernández y rassemble ses idées comme dans une compilation : autour d’une thèse, il tisse presqu’au hasard, mais avec talent et humour.

La vérité idéaliste

Cette thèse, quelle est-elle ? Macedonio Fernández prétend que « le songe et la veille sont pleinement et également réels » en partant d’un postulat idéaliste selon lequel : « 1) Rien n’existe en-dehors de la sensibilité ; et 2) le néant, la cessation de l’être n’existe pas pour la sensibilité. »

Nous avons donc affaire à une sorte d’anti-Platon qui, plutôt que d’affirmer que notre existence nous empêche d’atteindre la réalité puisque nous ne la percevons qu’à travers notre corps, prétend que la réalité n’est au contraire que ce que nous en percevons à l’exclusion de tout le reste. Mais il le dit mieux que moi :

« La seule chose irréelle, c’est l’existence autonome du monde, l’existence de ce qui n’est pas senti, le fait de supposer que le monde existe avant que nous le percevions et qu’il continue à exister une fois que nous avons cessé de le percevoir.

Il n’y a rien de plus réel que le songe, c’est pourquoi la veille n’est réelle que lorsqu’elle est un songe. Ce qui n’est pas réel, c’est la causation que nous attribuons à la veille. Prétendre que la veille serait autre chose que ce que nous sentons, nous nous représentons et nous imaginons lorsque nous sommes éveillés ; qu’il y aurait en plus de la vision appelée « orange », une matière lui correspondant et existant indépendamment de notre perception et n’existant plus dès qu’il s’agit d’oranges rêvées ; qu’une Cause universelle, éternelle existerait de façon autonome (…) — prétendre cela, c’est « rêver ». Or ce songe, c’est la thèse réaliste.

Seules la sensation et l’imagination existent : il n’existe rien avant elles qui les causerait.
 »

Thèse étonnante et qu’on ne peut recevoir qu’avec incrédulité : est-il seulement sérieux ? On résiste fort à accepter que le monde n’existe pas dès lors qu’on ne le perçoit pas ou plus et qu’en corollaire, les rêves qui provoquent en moi des émotions, des sensations qui me sont perceptibles (dans tel rêve, j’ai peur et je sue comme devant un « vrai » monstre ; dans tel autre, je suis excité et je peux même jouir comme si je faisais « véritablement » l’amour) deviennent plus réels que la rue dans laquelle je suis passé ce matin, dans laquelle je passe tous les jours, mais que je ne perçois plus du tout dès lors que je suis rendu au confort isolant de mon appartement — d’ailleurs, ma chambre elle-même, de l’autre côté de ce mur qui m’en coupe, a cessé d’exister cependant que j’écris ces lignes.

Les jolis rêves

Et pourtant, si l’on pressent que cette thèse permettant à Fernández (1874-1952) de prétendre que Hobbes (1588-1679) a lu ses manuscrits est tout à fait fausse, on est devant un mur de briques quand il s’agit de démontrer cette fausseté. Comment en effet puis-je établir que la rue dans laquelle je passe tous les jours continue d’exister dès lors que je ne la perçois plus ?

On affirme traditionnellement que la réalité se distingue du songe par deux caractères qu’elle possède : elle est liée par les lois de la causalité et elle poursuit une existence autonome. Or, tout le problème est là : je ne perçois quant à moi ni la causalité qui la régit, ni, par principe, son existence autonome. Ainsi, si je me penche à ma fenêtre, je vois un couple passer. Sans doute, ce couple existe de façon autonome, indépendamment de la perception que j’en ai, depuis environ 35-40 ans pour chacun des membres qui le constitue ; et sans doute aussi, tout un enchaînement de causes et de conséquences explique qu’il se soit retrouvé précisément sous ma fenêtre en cet instant.

Il n’empêche que pour moi, leur existence a commencé quand j’ai pu les percevoir et s’est terminée dès lors qu’ils sont sortis de mon champs de vision ; ils sont nés vis-à-vis de moi du néant et me sont immédiatement apparus sous la forme de personnes de 35-40 ans, c’est-à-dire exactement de la même façon que les personnages qui peuplent mes rêves, qui y arrivent d’un coup, sans obéir à rien d’autres qu’à mon imagination et que je perçois le temps du rêve en ignorant tout de ce qui les a menés là et en les replongeant dans le néant d’où ils viennent à mon réveil.

On voit bien ce qu’il y a de jouissif dans cette thèse et l’impact que Fernández a pu avoir sur l’imagination de Borges et ses productions futures. Ajoutez à cela que Fernández écrit avec intelligence et un humour peu commun dans ce type d’oeuvres et vous comprendrez pourquoi cet ouvrage somme toute mineur pour la pensée métaphysique devient une lecture de tout premier ordre.

Le philosophe amoureux

Il reste que plusieurs mois après cette lecture, je ne parviens toujours pas à savoir à quel point Fernández est convaincu par sa propre thèse. Ce n’est pas, d’ailleurs, le moindre des intérêts de ce livre : à chaque page, on oscille entre l’incrédulité et l’impossibilité de démontrer la fausseté de la thèse avec toujours la vague impression de se faire mener en bateau, d’être tourné en bourrique par un auteur génial qui nous fait passer une déclinaison littéraire sur un thème proprement borgessien pour un traité de métaphysique.

De façon inattendue, un élément de réponse sur le pourquoi de ce livre apparaît dans ses dernières pages :

« Nous ne connaissons pas (d’image) de personne sans corps. Nous ne connaissons que la mort et la naissance des corps, pas celles des personnes : nous ne connaissons que le moment où le corps personnel qu’on aime cesse de vivre, ce corps dans lequel celui qui aime — et dont le corps, lui, survit — avait transféré son moi. Survivre dans ces conditions provoque une explosion de désillusion qui blesse profondément celui qui croyait et voulait avoir son moi dans cet autre corps : ce qui le rend fou, c’est de retrouver soudain son moi qui, privé désormais de ce corps qu’il avait passionnément fait sien et sans lequel il ne sentait plus rien, revient pour pouvoir « se sentir ». (…) Je pense que dans la plus grande des passions (…) la mort physique d’un seul des deux corps qui s’aiment passionnément suffit à détruire les deux (…). »

Voilà donc un homme désespérément romantique, un amoureux, Macedonio Fernández, qui a besoin de croire en sa propre thèse afin de croire encore, à chaque fois qu’il y songe, à la vérité de la femme dont la mort, si elle était réelle, le tuerait pour de bon ! Comme l’indiquait son titre, cette oeuvre n’est qu’un long poème d’amour.

NB : On en parlait déjà ici pour un autre extrait.



lundi 2 juin 2014

Sur les falaises de marbre

Sur les falaises de marbre
d’Ernst Jünger

L’ordre des choses

Au pied des falaises de marbre, la Marina baigne les siens dans une mer sage. Sur ce site idyllique, les créatures vivent dans un ordre qui confine à l’osmose. La Marina est une terre cultivée : sur ses coteaux, poussent des vignobles dont on boit le produit des fruits comme des sages à l’automne et comme des fous au printemps ; les hommes et les animaux les plus féroces s’y côtoient en bonne entente et même les vipères fer de lance sont indolentes, presque amicales, et même secourables parfois — d’ailleurs, les enfants les nourrissent de lait ; et quant aux hommes, ils vivent dans des prieurés, des ermitages comme celui dans lequel le narrateur anonyme et frère Othon travaillent à leur herbier, nommant les plantes qui poussent follement dans la contrée, comme pour y rétablir un ordre naturel.

Jünger use de tout son art, de tout ce qu’une certaine tradition du romantisme allemand met à sa disposition pour décrire la merveille de tous ces paysages pourtant si peu allemands. Mais ce qu’il décrit mieux encore, et qui constitue l’objet de ce roman, c’est l’avancée d’une force corruptrice, la menace anarchiste qui point par-delà les falaises de marbre, rampant déjà sur la Campagna dont la « ceinture de prairies s’étendait comme un haut tapis de fleurs où le bétail paissait en lents troupeaux et semblait nager dans l’écume aux mille teintes » : depuis les forêts épaisses de la Maurétanie, le Grand Forestier amasse ses troupes de mercenaires et répand partout la terreur et la destruction.

Fable anti-nazie ?

Dans sa figure invisible — car il n’est jamais qu’évoqué : Jünger s’en tient aux recettes éprouvées des meilleurs films d’horreur, où l’on préfère masquer le mal à l’origine de la terreur omniprésente (« Un nuage de crainte le voilait, et je suis persuadé que c’est là qu’il fallait voir sa force, bien plus qu’en sa personne même. ») — dans sa figure invisible, donc, certains ont voulu voir Adolf Hitler qui préparait l’invasion de la Pologne lorsque le livre fut rédigé. Jünger établissait quant à lui un parallèle entre son personnage et Staline.

Il est vrai que l’on peut voir dans Sur les falaises de marbre une dénonciation de l’Allemagne nazie et plus généralement, des totalitarismes :

« C’était là justement un trait magistral du grand Forestier : il administrait la frayeur par doses légères, qu’il augmentait peu à peu, et dont le but était de paralyser la force de résistance. Le rôle qu’il jouait dans ces troubles savamment préparés à l’abri de ses forêts était celui d’une puissance d’ordre, car tandis que ses agents inférieurs, installés dans les ligues des bergers, grossissaient l’élément anarchique, les initiés pénétraient dans les emplois des magistratures, et jusque dans les cloîtres, où l’on voyait en eux des esprits énergiques appelés à mettre la populace à raison.

Le grand Forestier ressemblait ainsi à un médecin criminel qui d’abord provoque le mal, pour ensuite porter au malade les coups dont il a le projet.
 »

Toute ressemblance avec les mois suivants les élections de 1933, durant lesquels des militants nazis s’en prirent aux gouvernements locaux qui n’étaient pas passés sous le contrôle du NSDAP pour que le pouvoir central les déclare incapables de faire face aux troubles et les remplace aussitôt, n’est sans doute pas fortuite — et l’on peut voir que la même technique continue aujourd’hui d’être utilisée par les partis populistes qui se présentent comme le remède aux troubles qu’ils contribuent eux-mêmes à créer au sein de la société.

Eloge de la destruction

Toutefois, ce serait certainement une erreur de réduire Sur les falaises de marbre à une allégorie politique. Le roman de Jünger est bien plus. Le propos de son auteur semble en effet plus ambitieux : plutôt que de dénoncer les forces de destruction qui frappent sans cesse, dans les périodes troubles, l’ordre des éléments, éteignent la puissance de l’esprit, Jünger reconnait leur maléfique nécessité : « L’ordre humain ressemble au Cosmos en ceci, que de temps en temps, pour renaître à neuf, il lui faut plonger dans la flamme. » Il n’en fait pas l’apologie ; en aucun cas. Mais il va jusqu’à voir le sens de la vie dans ce besoin de « recommencer la création dans le périssable, comme l’enfant répète en son jeu le travail paternel. » Et en effet, la splendide Marina ne risquerait-elle pas de tomber dans l’indolence de ses serpents si elle ne sentait sur sa nuque le souffle de la destruction.

C’est à cette destruction, alors, qu’est conditionnée pour Jünger la survivance de l’âge d’or, plein d’ordre, de savoir et de raffinement, que traverse la Marina. Ainsi, par un des nombreux emprunts que l’auteur fait au fantastique, voire à une sorte de réalisme magique, il invente un procédé qui conserve les textes en les brûlant à l’aide d’un rayon magique reproduisant la lumière du soleil. Et le roman lui-même n’est-il pas le souvenir d’une époque magnifiée pour ainsi dire par « la soudaine épouvante qui [la] termina » ? Le livre tout entier se présente donc comme une nouvelle aurore qui succède à la nuit dans laquelle le Grand Forestier a plongé la Marina : par la qualité de son texte, Jünger oppose sa prose délicate au « sabir où s’était mêlé ce que toutes les langues ont de pire et qui semblait pétri de fange sanglante » employé par les sbires du Grand Forestier.

A propos du plus sage de ses personnages, Jünger fait dire « que pour de telles natures, la destruction n’a rien d’effrayant, et qu’elles étaient créées pour pénétrer dans les flammes comme on entre par le portail dans la maison de ses pères. » Or, c’est justement « comme on entre dans la paix de la maison paternelle » que le narrateur et frère Othon partent en exil à Alta-Plana après la destruction de leur pays et afin d’y écrire ce livre splendide dont les lignes racontent l’histoire magnifique d’une défaite (fabuleux passage du combat que se livrent les meutes de chiens au coeur de la bataille) et inspireront Buzzatti, Gracq et Coetzee, comme autant de lumières nées des ténèbres dans lesquelles étaient plongées le pays de Jünger. CQFD



vendredi 23 mai 2014

Ma mère, musicienne...

Ma Mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan
de Louis Wolfson

Le journal d’une autre

Louis Wolfson est un schizophrène. Peut-être ne devrait-on pas le savoir pour mieux découvrir cette oeuvre, mais après tout, c’est ce que l’on apprendra en premier lieu en se renseignant sur son auteur. Et puisque ce livre contient bien quelque chose d’un petit peu fou, ce n’est pas tomber dans les excès de Sainte-Beuve que de le lire en gardant cette information à l’esprit ; au contraire, on ne l’en appréciera que plus. Du reste, l’auteur ne fait rien pour dissimuler. Son premier livre, paru en 1970, s’appelait Le Schizo et les langues et avait été salué notamment par Deleuze, Queneau, Le Clézio, Paul Auster et Foucault. Wolfson, qui est américain, et à qui les électro-chocs qu’il avait subis étant jeune dans le cadre de sa thérapie avaient rendu l’anglais insupportable y racontait en français comment il traduisait instantanément sa langue maternelle dans un sabir de français, d’allemand, de russe et d’hébreu et utilisait ce système au quotidien.

Son second ouvrage au titre interminable, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan, aussi rédigé en français dans les années 80 et récemment re-publié chez Attila (désormais Le Tripode), est un récit d’un autre genre. Il se présente comme un journal, et même comme le journal d’un autre. En effet, Wolfson emprunte les brèves notes que sa mère a laissées entre novembre 1975 — quand on lui diagnostique un cancer de l’utérus — et mai 1977 — quand elle en meurt — pour se raconter lui selon sa chronologie à elle. Le procédé a quelque chose de génial : il met en rapport et fait cohabiter les événements les plus triviaux et les faits les plus graves. Ainsi, tandis que sa mère, laconique, note les dates et l’objet de ses différentes opérations, le fils, de son côté, raconte par le menu ses visites à l’hippodrome où il se rend régulièrement pour dilapider sa modeste pension d’invalidité dans des paris abracadabrants. Qu’on imagine un récit de guerre dans lequel le narrateur nous raconterait que, le 6 juin 1944, il s’est promené au bord d’un lac, ou a mangé une poire, sans jamais nous parler de batailles et de mort : c’est à peu près l’effet que produit ce journal de l’agonie d’une autre.

Or, voilà précisément ce qui frappe : comme la vie continue, modeste et routinière, indifférente au tragique des événements l’entourant. La maladie de Rose, parce qu’elle dure trop longtemps, devient un parfait non-évènement, comme ces conflits du Proche Orient qui s’enlisent et dont on s’indiffère : l’essentiel n’est pas là, semble affirmer Wolfson, et on ne peut qu’y souscrire. Sur le rabat, une phrase de Paul Auster à propos d’un des livres de Wolfson affirme que c’est « une de ces oeuvres rares qui peuvent modifier notre perception du monde ». C’est exactement cela.

Les bruits d’un monde assourdissant


Une autre phrase, de Pontalis, s’étonne sur le même rabat : « Comme il sait invoquer sa “folie” pour parvenir à ses fins ! », et c’est tout à fait cela aussi. Car non seulement Wolfson joue de son apparente incapacité à distinguer l’important du banal pour nous faire nous interroger — pourquoi l’agonie de Rose serait plus importante qu’une course de chevaux, pourquoi mériterait-elle qu’on s’y intéresse plus longuement ? après tout, elle ne fait que mourir ; il n’y a rien de plus commun —, mais il en profite aussi pour se couvrir de la folie comme on brandit une excuse pour justifier le personnage plutôt exécrable qu’il incarne dans son livre. Louis Wolfson, en effet, est semblable à nombre de ces anti-héros que l’on rencontre trop souvent dans une certaine littérature américaine. Il est raciste, paranoïaque, névrosé… mais tous ces excès qui rendraient insupportable n’importe quel personnage de fiction, ici sont acceptables au seul prétexte que c’est vrai : l’auteur est fou. Quoiqu’on s’offusque, on lui pardonne donc de traiter de « sale nigger » le chauffeur de bus qui le ramène chez lui, on s’amuse de sa haine des infirmières qui violent leurs patients « analement, rectalement, et ça impunément », et l’on se prend même à se passionner pour ces courses de cheveux sur lesquelles il parie tantôt sur Noble Welcome quand une ministre israélienne visite les Etats-Unis, tantôt sur Steady Brave pour une fête commémorative, ou bien encore pour les jockeys québecquois quand approche le jour de l’indépendance du Québec, sans jamais tenir compte des côtes ou d’autres critères plus scientifiques.

A force se dessinent les traits d’un personnage aussi énervant que profondément touchant. Mû par ses trois obsessions — les courses, sa haine de médecins en qui il n’a aucune confiance (il se persuade qu’un peu d’exercice aidera mieux sa mère que toutes leurs chimiothérapies) et la destruction atomique de la terre — qui l’occupent beaucoup, il trouve encore le temps de se plonger dans d’épais volumes de médecine, comme s’il commençait des études d’oncologie et espérait ainsi sauver sa mère. Avec une sorte d’intime détachement, il évoque ses rapports à celle-ci, à son beau-père, et à un monde qu’il ne perçoit jamais qu’à travers les écouteurs stéthoscopiques du walkman qu’il écoute en permanence pour ne pas entendre cette langue qui le rend fou. Il est comme en-dehors, quand bien même il devrait être le plus concerné. Et c’est cette capacité d’abstraction, bien involontaire prétend-il, qui nous permet de porter nous aussi sur ce monde un regard neuf. Ce livre est un walkman filtrant pour nous les bruits d’un monde assourdissant.

mardi 13 mai 2014

Rue Involontaire

Rue Involontaire
de Sigismund Krzyzanowski

De l’importance des bonnes lectures

De Verdier, je connaissais principalement le travail d’éditeur de littérature française. Un travail admirable qui, allié à de bonnes recommandations, car il faut être bien aiguillé, m’a permis de faire de jolies découvertes chez les Michon, Bergounioux, Serre (dont on reparlera bientôt), Eggericx (dont on parle ici) et plus encore Bassmann (dont on parle ), mon représentant préféré du fabuleux post-exotisme. Mais jusqu’ici, j’avais très largement ignoré la part pourtant conséquente que leur catalogue consacrait à la littérature étrangère. Ainsi, par nescience, je passai à côté de la collection Slovo. Ma faute étant avouée, je peux à présent me vanter en initié de l’avoir découverte grâce à Sigismund Krzyzanowski, et une autre bonne recommandation, provenant cette fois du blog de L’Hermite critique.

Lettres pour l’inconnu

Sigismund Krzyzanowski, voilà un nom dont on se souvient ! Dans Rue Involontaire, son dernier ouvrage publié chez Verdier, le premier que mes doigts explorent, y précédant mes yeux, il nous apporte un paquet de lettres, qu’on imagine arrivant, tenu par deux bouts de ficelle effilée que l’on aura pris soin de nouer à son sommet, d’abord aux archives littéraires russes en 1995, puis au fonds Krzyzanowki en 2012, et finalement chez Verdier deux ans plus tard, comme exhumé du fond d’un tiroir secret de secrétaire au cours d’un héritage. Alors que l’on entreprend fébrile de fouiller la correspondance du grand oncle, craignant et souhaitant tout à la fois y découvrir les traces d’une double vie, l’existence d’une maîtresse, ou pourquoi pas la preuve d’une activité d’espionnage, car nous sommes en URSS, on est confronté à un tas de sept lettres, relativement courtes, et chacune adressée à des gens dont on ne saura rien pour la simple raison que l’auteur du courrier lui-même ne les connaît pas. Pas même leurs noms, qu’il aura au mieux oubliés.

Nous voilà donc, amateurs de potins déçus, face à ces feuillets pour « six longs coups de sonnettes », « n’importe qui », ou encore le futur habitant d’un immeuble en construction. On n’y trouvera pas de scandale, pas de grande révélation, si ce n’est celle de la vie d’un homme qui se raconte, lui-même, son époque, l’URSS, la vodka, avec intelligence et sensibilité parce que, dit-il, « [au] fond, c’est tout ce qu’il me faut. Être entendu. » Tel est son isolement ! Accueillons donc ces brefs récits où il partage avec celui qui l’entendra — pourquoi ne serait-ce pas vous ? — son plaisir à marcher la nuit, lorsque le temps « inscrit ses pensées dans les ténèbres », où il évoque la révolution, son pauvre quotidien, quand au détour d’un coude de la Rue Involontaire, zigzagant entre les immeubles, surgit un peu de métaphysique, ou bien un bel aphorisme : « Vous autres, écrivains, vous vous servez de votre encrier comme une pieuvre de sa poche d’encre : pour vous défendre. »

Fleuves infinis

Sur son blog, L’Hermite critique évoque Kafka, Borges et Cortazar, quant à moi, sans le démentir, je ferais plutôt baigner Krzyzanowski dans les eaux de la Moscova où peut-être ont aussi barboté Boulgakov et surtout Erofeïev, qui partage avec Krzyzanowski un même amour pour la vodka et une même circonspection quant aux bienfaits de l’URSS, quoiqu’en n’étant jamais vindicatif, en ne s’offrant jamais corps et âme aux tapageuses sirènes de l’Ouest, en restant profondément russe.

J’évoquerais aussi Gogol, mais plus pour la nouvelle Le Feutre gris que l’on retrouve en fin d’ouvrage et dans laquelle l’àquoibonnisme dévaste la Russie.

Dans la troisième des sept lettres qu’il nous fait parvenir, Krzyzanowski regrette que « frapper au cœur — et qu’il s’entrouvre — ne [fasse] pas partie des obligations des porteurs de lettres. » J’ignore quel est le coursier qui a porté cette correspondance jusqu’à la porte de chez Verdier (ou j’ai dû aller la chercher), mais il a fait du zèle !

Rue Involontaire, c’est 59 pages, c’est une heure de lecture… à multiplier à l’infini !



lundi 5 mai 2014

Menteur

« Dans toute oeuvre, il entre une grande part d’apparence, on pourrait hasarder qu’elle est une apparence en soi, en tant qu’ “oeuvre“. Elle a l’ambition de faire croire qu’elle n’a pas été fabriquée mais que telle Pallas Athéna elle a jailli de la tête de Zeus, parée de ses armes ciselées. Illusion. Jamais oeuvre n’a connu de génération spontanée. Elle est faite de travail, de travail artistique en vue de l’apparence — et l’on se demande à présent si étant donné l’état actuel de notre conscience, de notre sens de la vérité, ce jeu est encore licite, encore intellectuellement possible, si l’on peut encore le prendre au sérieux, si l’oeuvre en tant que telle, comme création se suffisant à elle-même et harmonieusement fermée sur elle-même, offre encore un rapport légitime avec l’incertain, le problématique et l’absence d’harmonie de nos actuelles conditions sociales, si toute apparence, fût-ce la plus belle, et précisément la plus belle, est devenue aujourd’hui un mensonge. »
- Thomas Mann, Le Docteur Faustus

Hier, cherchant en vain un passage du Docteur Faustus de Thomas Mann relatif à l’apostasie (je croyais me souvenir qu'il y expliquait que c'était le seul péché véritablement impardonnable), je suis retombé sur ce petit morceau de texte. Depuis, je me retiens — mais sûrement plus pour très longtemps — d’entreprendre la relecture de ce lourd chef-d’oeuvre. J'ai du mal à exprimer ce qui me frappe dans ce passage, hormis bien sûr sa grande justesse, puisque je m'essaye maintenant moi aussi à ce grand jeu de faussaire qui consiste à faire passer pour un élan spontané ce sur quoi je butte jour après jour, mais l'idée qui sous-tend tout ce roman (la nécessité de Satan dans la création, l'entreprise artistique comme anti-sociale, le cousinage de l'artiste avec le fou et le criminel) m'a beaucoup marqué en tant que lecteur. Il a d'une certaine façon même été déclencheur. Et je réalise maintenant le travail que cela demande de mentir constamment, jour après jour.