mardi 23 septembre 2014

Petite table, sois mise !

Petite table, sois mise !
d’Anne Serre

Les monstres gentils

Il règne dans le roman d’Anne Serre, dont le titre emprunte aux Frères Grimm, la joie et l’innocence des contes de notre enfance : quoiqu’on y croise des ogres, des marâtres et de vilaines sorcières, on n’en retient qu’une fin heureuse et l’atmosphère magique. C’est pourtant un étrange repas que l’on servait en juillet 67 sur la table luisante, « toujours cirée et brillante comme un lac gelé » de la rue Alban-Berg puisque c’était principalement maman qui s’y allongeait nue, « ayant frotté sa toison avec une huile qui la rendait fauve et brillante » et se pâmant déjà, appelait ses filles « d’une voix tour à tour mourante, affolée, suppliante ». Les filles, elles, préféraient papa, dont le sexe « faisait [leurs] délices » :

« Sa forme exemplaire se dressait avec une telle autorité, les plaisirs qu’il nous dispensait étaient si vifs, que je me souviens du tapis à grosses fleurs de son bureau comme d’un jardin bien supérieur à ceux de Le Nôtre. »

Ainsi, la narratrice, grandie depuis, mais qui, dans cette première partie où elle nous évoque son enfance, semble avoir conservé sa voix d’enfant, remplie de juvénile allégresse et comme encore tout habitée par la gaieté que suscitait en elle la vision de ces sexes dont elle s’amusait comme de drôles de jouets, a goûté avec ses deux soeurs, Ingrid et Chloé, aux joies d’une sexualité à la fois enfantine et familiale qu’elle et Anne Serre se garderont toujours d’appeler l’une pédophilie et l’autre inceste. C’est que ces termes, qui nous évoquent les pires horreurs, semblent bien peu adaptés à ce récit enlevé, joyeux, moins érotique peut-être (quoiqu’on éprouve, à la lecture de certaines scènes, des picotements qu’on sait coupables) qu’il est amusant et même presque attendrissant tant une insouciante bonne humeur semble flotter dans cette famille où l’on se promène nu, où l’on ausculte ses enfants afin de déterminer laquelle « aura le plus de dispositions pour être sodomisée » et où l’on s’adonne dans l’intimité ou avec le concours d’amis — et même de psychologues lorsque quelqu’un se met en tête d’avertir les institutions que l’on pratique avec les enfants de cette famille des choses qu’on ne devrait pas faire avec eux — à des orgies monumentales. C’est que, sous la plume de la narratrice (qui par ailleurs évoque la chose avec un rare talent) tout cela n’a strictement rien d’anormal (« vivre, c’était cela ») : cette famille est une fête et le lecteur assiste à ses bacchanales sans jamais se sentir voyeur ; ni juge, ni compatissant, ni contempteur.

Gueule de bois

Pourtant, tout bascule à la fin de la première partie dont la dernière phrase (« Il n’est pas facile d’attraper les poissons fuyants du réel ; il arrive que pour les saisir, on ait à mimer l’inconséquence, ou l’oubli. ») nous donne un avant de goût de la seconde.

Elle est plus sombre, plus introspective et malheureusement plus banale, car presque nécessaire — quoiqu’elle le soit peut-être plus pour l’auteur que pour nous. En nous mettant en scène la narratrice quelques années plus tard, elle nous présente l’enfant heureuse qui raffolait des sexes de son papa et de Pierre Peloup devenue une ado perturbée, fugueuse à quinze ans, incapable d’aimer à dix-sept, et dont la soeur, mariée, évite pudiquement d’évoquer le tabou de leur enfance. Leurs parents sont morts et les deux jeunes adultes tressent au fil des conversations où elles contournent soigneusement ce passé commun « un petit filet destiné à recevoir, à reposer [leurs] corps épuisés ». On est donc définitivement sorti du conte. Anne Serre nous montre les choses qu’on sait et semble se défendre : non, son roman n’est pas une apologie de la sexualité infantile ; oui, ces pratiques ont des conséquences graves sur les enfants qui les subissent. Cette fin en gueule de bois après les longs excès de l’enfance, elle s’imposait sans doute pour éviter certaines accusations ou pour réinjecter un peu de sérieux dans un sujet grave et casse-gueule qu’on avait pourtant traité jusqu’ici avec tant de réjouissante légèreté. Mais le lecteur, emporté lui aussi par cette vague d’allégresse sur laquelle surfait la première partie, transporté dans ce monde parfait où tout semblait étrange mais aller pour le mieux, il subit lui aussi de plein fouet les contrecoups de sa griserie et il range le livre un peu triste, comme après une trop grosse soirée, on rentre en titubant chez soi où nous attendent tous nos soucis.



vendredi 1 août 2014

Affaire de transmission



De Bergotte à Proust
et de Proust à moi



— Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, t. 1 : Du côté de chez Swann, 1913


Je ne fais que penser à Bergotte quand lisant à mon tour, je rencontre au détour d’une page, une phrase similaire à celle que je ne parviens pas à écrire, exprimant une idée proche de celle qui tapisse mon esprit, à cela près que sur cette page, elle me semble parfaite, limpide, et que je l'apprécie comme je suis incapable d'apprécier les miennes, sous leurs multiples formes, toutes aussi inconvenables, sans jamais parvenir à percer leur secret, sans même savoir si elles en possèdent un ou si, seulement, je me révèle plus bienveillant vis-à-vis de leur auteur que je n’accepte de l’être avec moi-même.

Et grâce à Proust, chaque livre, désormais, lorsqu'il m'intéresse, me devient une madeleine, ou un être inférieur prison de l'âme défunte de Bergotte que ma lecture libère.




mercredi 2 juillet 2014

Le bel apprentissage

« Sa main rencontra la sienne quand ils se penchèrent en même temps pour enlever le couvre-lit. Et tout cet après-midi-là, il assista une autre fois, une fois de plus, une parmi tant d’autres fois, témoin ironique et ému de son propre corps, aux enchantements et aux déceptions de la cérémonie. Habitué sans le savoir aux rythmes de la Sibylle, soudain une nouvelle mer, une nouvelle houle l’arrachait aux automatismes, semblait dénoncer obscurément sa solitude prise dans des simulacres. Ravissement et déception de passer d’une bouche à une autre, de chercher, les yeux fermés, le creux d’un cou où la main a dormi et de sentir que la courbe est différente, la base plus épaisse, un tendon qui se crispe dans l’effort pour se lever, pour embrasser ou mordre. Chaque moment de son corps face à une inhabitude délicieuse, devoir s’allonger un peu plus, ou baisser la tête pour trouver la bouche qui, avant, était là si près, caresser une hanche plus modelée, provoquer une réplique et ne pas l’obtenir, insister distraitement puis se rendre compte qu’il faut tout inventer de nouveau, que le code n’a pas encore été institué, que les clefs et les chiffres vont naître à nouveau, seront différents, répondront à autre chose. »

— Julio Cortazar, Marelle, Gallimard, 1963



lundi 30 juin 2014

Toujours la tempête

Toujours la tempête
de Peter Handke

Le mélange des genres

Dans « une lande, une steppe, une lande-steppe, ou n’importe où », Peter Handke convoque ses ancêtres. Ils sont slovènes et dans cette plaine balayée par le vent, où ne sont qu’un banc et un pommier portant quatre-vingt-dix-neuf pommes, ils avancent pour répondre à son invitation. C’est une entrée en scène dans un décor vide de théâtre, et pourtant Toujours la tempête est un roman ; mais un roman, toutefois, conçu pour être joué au théâtre (notamment aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon à partir de mars 2015 ) ; à moins qu’il faille plutôt parler de pièce conçue pour être lue.

Lors de ce premier acte, qui est en fait un chapitre, ils sont encore jeunes : le grand-père et la grand-mère de Peter Handke ne sont pas encore grand-père et grand-mère, sa mère n’est pas encore mère, ses trois oncles et sa tante ne sont pas encore oncles et tante — certains ne le seront jamais. Nous sommes en 1936 et Peter Handke qui est là, plus vieux qu’eux, les salue un à un et en slovène (« Bonjour, grand-mère, stara mati, dober dan. Bonjour, grand-père, stari oče, dober dan, tesar, c’est-à-dire : charpentier. Bonjour, Gregor, oncle et parrain, moj stric in moj boter, mon oncle et mon parrain, dober dan… »). Et puis, il disparaît, ou peu s’en faut. Il cesse en tout cas d’être acteur pour ne plus devenir qu’un discret auditeur qui retranscrit minutieusement les paroles et les attitudes de ses aïeux, comme pour en tirer un roman, ou une pièce de théâtre.

A la recherche de ses racines

Parfois, on lui parle encore, malgré tout, du pays et de la langue slovène — centrale dans ce texte (« Et maudite soit-elle, notre langue (…) qui lorsque c’est elle qui la parle, ma soeur préférée, que voici, ou, si tu préfères, ta, comment dire, mère, pourquoi pas, elle n’y peut rien après tout, une femme est une femme, maudite soit-elle, notre langue, qui, lorsque c’est elle, ma darling, ma darling Clementine, qui la parle, éveillait non seulement chez les hommes du village, mais chez ceux du pays tout entier, le désir, de sorte que tous ceux qui l’entendaient, elle, là, justement elle, parler notre langue, voulaient la posséder, elle, là, sur-le-champ. »). Mais la plupart du temps, on l’ignore, on interagit entre grands-parents, mère, oncles et tante qui ne sont pas encore grands-parents, mère, oncles et tante comme au temps où l’on n’était pas encore grands-parents, mère, oncles et tante, mais seulement parents et enfants, frères et soeurs. En somme, on se présente, on dévoile les traits principaux, ou originaux, de son caractère, on plante le décor, comme dans un premier acte, et on entend, au loin, monter la tempête puisque l’on est en Slovénie, en 1936, et qu’au prochain chapitre, ou acte, on sera toujours en Slovénie, mais en 1942.

A cette époque, les enfants sont plus vieux, quoique même leurs parents demeurent plus jeunes que leur petit-fils. Même décor, même concept, mais de certains enfants, on n’entend plus parler qu’à travers les lettres qu’ils envoient depuis le front et dont on fait la lecture ; bientôt, on n’en recevra plus. Ceux demeurés à la maison travaillent aux champs comme avant ou lisent des « livres-corneilles qui vous tombent des mains, où croasse sans cesse ce malheur qui (…) accable déjà bien assez dans la vie ». Les jours défilent et les destins se tracent au gré des malheurs qui frappent. La mort des uns pousse les autres à rejoindre les rangs de la Résistance, tandis que certaines font des enfants monstrueux avec l’occupant. A travers les fortunes personnelles, on apprend des choses sur l’histoire de la Slovénie durant cette période trouble, on s’intéresse aux Cadres-Verts slovènes qui seront, apprend-on, le seul réseau à frapper le Reich de l’intérieur. D’abord appelés « bandits », ils seront rebaptisés « Partisans » lorsque le vent tournera et que la faible résistance autrichienne les rejoindra dans les derniers mois du conflit contre la promesse d’obtenir son indépendance et de ne pas subir l’occupation des Alliés lorsque la paix sera rétablie.

L’identité slovène

Petit à petit, on voit se dessiner la seconde trame du projet de Handke : au-delà de la recherche d’un passé familial, il explore aussi l’identité slovène, et notamment celle de la Carinthie dont il est originaire… du côté autrichien. On sait les positions qu’a soutenues Handke durant le conflit yougoslave, affirmant son soutien à Belgrade pour le maintien d’une Yougoslavie fédérale qui continuerait de rattacher la Slovénie à ses cousins slaves. Ce que l’on ignorait peut-être, c’est que ces Cadres-Verts qui se sont battus pour la libération de leur territoire contre l’envahisseur allemand (au contraire des Autrichiens et des Croates) se sont vus amputés d’une partie de leur pays. Ainsi, au lendemain de la guerre, la Carinthie a été divisée en deux et une partie rattachée à l’Autriche. C’est dans ce territoire, où malgré les réformes législatives, les panneaux d’affichage bilingues continuent d’être arrachés par les nationalistes autrichiens, où la communauté slovène se fait caillasser lorsqu’elle joue des pièces de théâtre dans sa langue, qu’est né Peter Handke, grand écrivain autrichien de langue allemande et de racines slovènes. Dans ce livre, il milite pour la défense de la langue slovène et pour l’unité de la Slovénie ; on interprète mieux ses prises de positions sous cette éclairage, sa crainte de ce que représente le rapprochement avec l’Ouest pour ces Etats slaves des Balkans.

Avec ce texte éblouissant de maîtrise, d’inventivité et d’intelligence, Handke réussit à mener à bien un projet à peu près similaire à celui qu’Oksanen avait échoué à convertir dans son déplorable Purge — qui pour le coup en était bien une. Là aussi, l’écrivain voulait laisser se dessiner en filigrane l’histoire trouble de l’Etat dont elle était originaire, à travers les relations familiales tendues de ses personnages. Péchant par un excès de manichéisme, voulant frapper trop fort, elle n’avait réussi qu’à pondre un roman rempli de poncifs et de raccourcis, formaté pour remporter tous les prix qu’il glana et finalement artificiel. Handke, lui, réussit à la fois à contempler ses racines et à saisir le lecteur dans ce retour passionnant sur ses origines et l’histoire de son peuple. Toujours la tempête, servi par un style et une intelligence admirables, est une oeuvre précieuse !



mercredi 25 juin 2014

Pierre-Crignasse

Pierre-Crignasse, ou histoires drôles et dessins cocasses
de Fil & Atak

Contes cruels pour vieux enfants

« Chers enfants, petits et grands,
Êtes-vous bien reconnaissants
À l’école d’aller repus,
Éclairés, ayant bien bu,
Non pas comme ces sauvageons,
Pieds nus, pauvres et maigrichons,
Ayant un tigre pour monture ?
Embrassez-vous mémé sans mesure ?
Le Bon Dieu vous le remerciez
Qui vous a faits si potelés ?
Bref, avez-vous été bien sages ?
Si OUI, alors à vous ce bel ouvrage !
 »

Présenté par les éditions Frémok et disponible dans le cadre de l’opération SBAM !, Pierre-Crignasse est un faux livre pour enfants à ne pas mettre entre toutes les mains. Cruel et facilement raciste, il conte avec un réjouissant sadisme les histoires de pauvres enfants horriblement punis pour n’être pas parfaits.

Sur le modèle des livres de morale que nous ne connaissons plus — au premier rang desquels figure celui du Dr. Hoffmann dont le Struwwelpeter inspire ce Pierre-Crignasse —, il promet un châtiment sordide aux vilains garnements et de belles récompenses aux enfants sages. Ainsi, les enfants violents se font mordre par les chiens, les distraits laissent voguer leurs devoirs jusqu’en Amérique et entraînent l’invasion des Indiens qui les réduisent en esclavage grâce au savoir acquis, d’autres qui se moquent d’un bon sauvage en visite sont trempés dans un encrier par le bon Saint Nicolas… Pas de secret, pour recevoir sa X-Box à Noël, il faut être bon comme ce pauvre Justin, « c’est pas de l’intox » ! Y a tout de même une morale !

Le texte d’Atak est entièrement versifié — très pauvrement, mais cela contribue à l’aspect parodique de la chose — et parfois hilarant (« Il fouette sa mère, elle en déduit : / “Mon Fritz n’est pas Œdipe, lui” »), tandis que les dessins délicieusement rétros de Fil sont truffés de détails cocasses et féroces. Le tout est bien sûr plein de mauvais esprit et à lire au troisième degré au moins.

Bien sûr, Pierre-Crignasse n’a rien du chef d’oeuvre du neuvième art, mais c’est une jolie curiosité qu’on serait bien bête de ne pas acquérir pour seulement deux euros le temps que durera l’opération SBAM !. Alors, si on peut soutenir un petit éditeur indépendant en s’octroyant un petit plaisir coupable, ça vaut largement le coup d’œil ! D’autant que l’édition est soignée.



jeudi 19 juin 2014

SBAM !



SBAM !, c’est la sympathique initiative de trois éditeurs de BD (Les Requins Marteaux, Cornélius et Frémok) qui ont décidé de piocher dans leurs catalogues 15 petites pépites injustement passées inaperçues et de les offrir jusqu’à fin juillet pour la modique somme de 10€ les 5, comme au marché !

Une bonne occasion de faire de belles découvertes à peu de frais et de prendre des risques sans risque. 

On regrettera simplement que la fête des pères soit déjà derrière nous : ça aurait pu être le prétexte pour le mien de faire quelques pas hors des sentiers de Moulinsart…

La liste des titres sélectionnés est ici et celle des librairies participantes est .

Pour plus d’informations, rendez-vous sur le site de l’opération.




lundi 16 juin 2014

Tout n'est pas veille

Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts
de Macedonio Fernández

La belle métaphysique

Macedonio Fernández, comme Socrate, est connu grâce à ses disciples. Son Platon se nomme Jorge Luis Borges, qui dans les rues de Buenos Aires, recueillait sa parole et « l’imitai[t] jusqu’à la simple transcription, jusqu’au plagiat passionné et plein de dévotion ».

Voilà un beau garant ! Mais contrairement au Grec, Macedonio a l’avantage (et sans doute aussi l’inconvénient pour ce qui est de sa légende) d’avoir retranscrit son enseignement oral. Ainsi est né Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts, qui en plus de constituer l’ouvrage de métaphysique au titre le plus poétique que l'on connaisse, possède le mérite d’être une oeuvre en tout point réjouissante.

Fernández lui-même n’a pas suivi de formation philosophique. Juriste, il a mis un terme à sa carrière d’avocat à la mort de sa femme pour se consacrer à la métaphysique (ici) et à la poésie (publiée chez Corti), tout en menant une vie d’errance. Personnage au plus haut point romantique — voyez-le sur la couverture, jouant de la guitare avec ses faux airs de Jean Rochefort —, il a relativement peu lu : un peu de Schopenhauer et de Bergson, quelques bribes de Hobbes et de William James, et Kant, qu’il n’aime d’ailleurs pas beaucoup. Un bagage tout à fait respectable pour un philologue du dimanche, mais bien léger pour qui prétend écrire un traité de métaphysique. Cela tombe bien : Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts n’est pas un traité. Il n’en prend pas la forme. Plutôt, Fernández y rassemble ses idées comme dans une compilation : autour d’une thèse, il tisse presqu’au hasard, mais avec talent et humour.

La vérité idéaliste

Cette thèse, quelle est-elle ? Macedonio Fernández prétend que « le songe et la veille sont pleinement et également réels » en partant d’un postulat idéaliste selon lequel : « 1) Rien n’existe en-dehors de la sensibilité ; et 2) le néant, la cessation de l’être n’existe pas pour la sensibilité. »

Nous avons donc affaire à une sorte d’anti-Platon qui, plutôt que d’affirmer que notre existence nous empêche d’atteindre la réalité puisque nous ne la percevons qu’à travers notre corps, prétend que la réalité n’est au contraire que ce que nous en percevons à l’exclusion de tout le reste. Mais il le dit mieux que moi :

« La seule chose irréelle, c’est l’existence autonome du monde, l’existence de ce qui n’est pas senti, le fait de supposer que le monde existe avant que nous le percevions et qu’il continue à exister une fois que nous avons cessé de le percevoir.

Il n’y a rien de plus réel que le songe, c’est pourquoi la veille n’est réelle que lorsqu’elle est un songe. Ce qui n’est pas réel, c’est la causation que nous attribuons à la veille. Prétendre que la veille serait autre chose que ce que nous sentons, nous nous représentons et nous imaginons lorsque nous sommes éveillés ; qu’il y aurait en plus de la vision appelée « orange », une matière lui correspondant et existant indépendamment de notre perception et n’existant plus dès qu’il s’agit d’oranges rêvées ; qu’une Cause universelle, éternelle existerait de façon autonome (…) — prétendre cela, c’est « rêver ». Or ce songe, c’est la thèse réaliste.

Seules la sensation et l’imagination existent : il n’existe rien avant elles qui les causerait.
 »

Thèse étonnante et qu’on ne peut recevoir qu’avec incrédulité : est-il seulement sérieux ? On résiste fort à accepter que le monde n’existe pas dès lors qu’on ne le perçoit pas ou plus et qu’en corollaire, les rêves qui provoquent en moi des émotions, des sensations qui me sont perceptibles (dans tel rêve, j’ai peur et je sue comme devant un « vrai » monstre ; dans tel autre, je suis excité et je peux même jouir comme si je faisais « véritablement » l’amour) deviennent plus réels que la rue dans laquelle je suis passé ce matin, dans laquelle je passe tous les jours, mais que je ne perçois plus du tout dès lors que je suis rendu au confort isolant de mon appartement — d’ailleurs, ma chambre elle-même, de l’autre côté de ce mur qui m’en coupe, a cessé d’exister cependant que j’écris ces lignes.

Les jolis rêves

Et pourtant, si l’on pressent que cette thèse permettant à Fernández (1874-1952) de prétendre que Hobbes (1588-1679) a lu ses manuscrits est tout à fait fausse, on est devant un mur de briques quand il s’agit de démontrer cette fausseté. Comment en effet puis-je établir que la rue dans laquelle je passe tous les jours continue d’exister dès lors que je ne la perçois plus ?

On affirme traditionnellement que la réalité se distingue du songe par deux caractères qu’elle possède : elle est liée par les lois de la causalité et elle poursuit une existence autonome. Or, tout le problème est là : je ne perçois quant à moi ni la causalité qui la régit, ni, par principe, son existence autonome. Ainsi, si je me penche à ma fenêtre, je vois un couple passer. Sans doute, ce couple existe de façon autonome, indépendamment de la perception que j’en ai, depuis environ 35-40 ans pour chacun des membres qui le constitue ; et sans doute aussi, tout un enchaînement de causes et de conséquences explique qu’il se soit retrouvé précisément sous ma fenêtre en cet instant.

Il n’empêche que pour moi, leur existence a commencé quand j’ai pu les percevoir et s’est terminée dès lors qu’ils sont sortis de mon champs de vision ; ils sont nés vis-à-vis de moi du néant et me sont immédiatement apparus sous la forme de personnes de 35-40 ans, c’est-à-dire exactement de la même façon que les personnages qui peuplent mes rêves, qui y arrivent d’un coup, sans obéir à rien d’autres qu’à mon imagination et que je perçois le temps du rêve en ignorant tout de ce qui les a menés là et en les replongeant dans le néant d’où ils viennent à mon réveil.

On voit bien ce qu’il y a de jouissif dans cette thèse et l’impact que Fernández a pu avoir sur l’imagination de Borges et ses productions futures. Ajoutez à cela que Fernández écrit avec intelligence et un humour peu commun dans ce type d’oeuvres et vous comprendrez pourquoi cet ouvrage somme toute mineur pour la pensée métaphysique devient une lecture de tout premier ordre.

Le philosophe amoureux

Il reste que plusieurs mois après cette lecture, je ne parviens toujours pas à savoir à quel point Fernández est convaincu par sa propre thèse. Ce n’est pas, d’ailleurs, le moindre des intérêts de ce livre : à chaque page, on oscille entre l’incrédulité et l’impossibilité de démontrer la fausseté de la thèse avec toujours la vague impression de se faire mener en bateau, d’être tourné en bourrique par un auteur génial qui nous fait passer une déclinaison littéraire sur un thème proprement borgessien pour un traité de métaphysique.

De façon inattendue, un élément de réponse sur le pourquoi de ce livre apparaît dans ses dernières pages :

« Nous ne connaissons pas (d’image) de personne sans corps. Nous ne connaissons que la mort et la naissance des corps, pas celles des personnes : nous ne connaissons que le moment où le corps personnel qu’on aime cesse de vivre, ce corps dans lequel celui qui aime — et dont le corps, lui, survit — avait transféré son moi. Survivre dans ces conditions provoque une explosion de désillusion qui blesse profondément celui qui croyait et voulait avoir son moi dans cet autre corps : ce qui le rend fou, c’est de retrouver soudain son moi qui, privé désormais de ce corps qu’il avait passionnément fait sien et sans lequel il ne sentait plus rien, revient pour pouvoir « se sentir ». (…) Je pense que dans la plus grande des passions (…) la mort physique d’un seul des deux corps qui s’aiment passionnément suffit à détruire les deux (…). »

Voilà donc un homme désespérément romantique, un amoureux, Macedonio Fernández, qui a besoin de croire en sa propre thèse afin de croire encore, à chaque fois qu’il y songe, à la vérité de la femme dont la mort, si elle était réelle, le tuerait pour de bon ! Comme l’indiquait son titre, cette oeuvre n’est qu’un long poème d’amour.

NB : On en parlait déjà ici pour un autre extrait.