lundi 9 septembre 2013

La Mort à Venise


La Mort à Venise
de Thomas Mann

L’acquis et l’inné

La mort à Venise, c’est d’abord la rencontre, évidemment funeste, de l’artiste qui, toute sa vie, s’échine à produire le beau par des moyens imparfaits et au prix d’un dur labeur, avec l’incarnation de la beauté même, naturelle et facile, qui se présente à lui sous les traits d’un jeune adolescent polonais croisé dans un hôtel de Venise et poursuivi ensuite dans les ruelles et les canaux de la ville flottante.

Ainsi, Aschenbach, écrivain allemand dans la fleur de l’âge et d’un certain renom - la projection d’un Thomas Mann qui n’est qu’au début de sa carrière mais qui, après le succès des Buddenbrook, pressent l’aura qui sera la sienne après la publication de La montagne magique - entreprend un voyage à Venise après que l’inspiration l’a déserté. On devine dès le début qu’il n’en ressortira rien de bon : une figure de diable évolue sous ses yeux dans un cimetière au moment même où il prend la décision de partir. On la retrouvera d’ailleurs lors de son arrivée à Venise sous la forme d’un gondolier, puis lorsque l’épidémie de choléra se déclarera sous les traits d’un chanteur.

Lorsque l’oeuvre s’anime

Cependant, avant que l’épidémie ne le frappe, Aschenbach fera la rencontre du jeune Tadzio, prodigieusement beau et qui emplira le coeur d’Aschenbach, dont on sait qu’il a la plume laborieuse, de « l’inclination émue de celui dont le génie se dévoue à créer la beauté envers celui qui la possède ». Il tentera d’abord de trouver dans sa culture classique une justification au sentiment qui l’anime afin de le parer d’une sorte du noblesse. Platon et Apollon sont ainsi convoqués pour justifier cette passion pour le beau qui doit mener au sublime, les sens au divin. Ils seront pourtant vaincus : balayés d’un revers de la main par Dionysos et son nez camus qui précipitera d’abord la chute de l’artiste - dont le travail est rendu vain par son incapacité à reproduire par ses moyens limités la beauté à laquelle il est confronté -, puis de l’homme qui sacrifie sa dignité en poursuivant sa proie dans les dédales vénitiens comme un vieux beau honni, puis succombe à l’épidémie qu’il refuse de fuir en même temps que l’objet de son obsession.

C’est donc bien plus que la passion d’un homme d’âge mûr pour un adolescent qu’évoque Mann dans cette longue nouvelle servie par un style absolument éblouissant. Il semble bien, au contraire, que derrière Eros et Thanatos, il soit avant tout question de la condition d’artiste ainsi que d’une réflexion sur la beauté et l’injustice de la répartition des dons. Si Mann se plaint souvent de l’incapacité de l’artiste à rendre compte de la véritable beauté, il n’en demeure pas moins que certains passages sont absolument magnifiques (une description de l’aube vénitienne, par exemple). On n’imagine que trop l’application et le travail qu’ils auront demandés à l’écrivain qui se fond ainsi encore un peu plus avec la figure d’Aschenbach.

Le métier d’artiste

En conclusion, on pourra certainement dire que cette nouvelle est la preuve que le travail d’artiste n’est pas vain : quelle que soit son imperfection, il élève le lecteur - et à travers lui, l’humanité - vers des sphères qu’il n’atteindrait pas sans lui. Mais elle a aussi l’autre mérite de rendre plus perceptible la difficulté de sa tâche, très loin de l’insouciante bohème, et les crises et les désespoirs qu’il peut traverser en l’accomplissant. A ce titre, c’est une oeuvre qui ajoute à sa beauté la grandeur de l’ambition.

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