mardi 15 octobre 2013

Kililana Song (Première Partie)


Kililana Song (Première Partie)
de Benjamin Flao

A l’école de la vie

Sur l'archipel de Lamu, au Kenya, le petit Naïm, gosse des rues de onze ans élevé par sa tantine, est coursé par son grand-frère Hassan qui veut le traîner avec lui à la Madrass, l’école coranique. Naïm, lui, n’aime pas l’école coranique où il se fait battre par le mwalimu, le « maître » en swahili, ; il lui préfère de loin l’école buissonnière. Alors, Naïm passe ses journées à traîner dans les rues - où à y courir lorsque la mince silhouette de Hassan surgit à travers une fenêtre, comme un running gag, justement.

Sur les quais du port, il observe la comédie humaine perché sur ses grandes jambes maigres, un bonnet sur la tête. Et il voit beaucoup de choses, plus qu’il n’en verrait en classe. A commencer par ses copains, Mohammed et Selim. Le premier décortique des crevettes pour une paye misérable tandis que le second, muet et futé, amadoue les touristes qui lui lâchent des biftons pour payer l’opération qui lui rendra la voix ; non pas que cela soit le but de l’opération, car quand on est pauvre, on est heureux d’avoir un toit et de quoi se remplir la panse une fois par jour, avoir de la voix ou une tantine pleine d’amour, c’est du bonus. Naïm aussi gagne sa croute. Parfois, il trampouille dans un commerce louche avec Jahid, dragueur de femmes voilées et petit trafiquant, mais son activité principale, bien innocente, consiste à livrer du qat (une plante à mâcher à laquelle on prête toutes les vertus, un peu comme la coca sud-américaine) au vieux Nacuda, qui en échange, lui donne quelques piécettes et lui raconte une histoire sur le bon vieux temps où il était marin et où tous les biens du monde transitaient par le port. Car ce que voit surtout Naïm, c’est cette Afrique qui change autour de lui.

Vieilles légendes et problèmes neufs

On la découvre à ses côtés, promené de page en page par les magnifiques dessins de Benjamin Flao, colorés d’une aquarelle toute douce qui invite au voyage. Elle n’échappe à la mondialisation, l’Afrique, avec ses bons et ses mauvais côtés. Il y a les touristes, d’abord, qu’on dépouille et qu’on arnaque gentiment parce qu’ils le méritent presque, mais il y a aussi toute une refonte de l’économie, souvent souterraine, même lorsqu’elle est légale. Elle peut prendre plusieurs facettes : du capitaine de navire allemand, trafiquant d’herbe et transporteur d’une mystérieuse cargaison, qui doit graisser la patte des autorités portuaires, au junky français, débarqué dans ce coin de paradis où on se dope pour pas cher et qui fait marcher le commerce de la coke et des putes. A l’autre du bout du spectre, on trouve les investisseurs étrangers, les promoteurs immobiliers, qui par la corruption, s’approprient pour une bouchée de pain des îlots sauvages où construire des palaces et des parcours de golf.

On ne sait pas trop jusqu’où Flao veut nous mener, en nous mêlant à cette galerie de portraits très vivants, mais on le suit volontiers. Son Afrique est belle comme son dessin, et tous ses personnages sont attachants, à commencer par le petit Naïm que le quatrième de couverture compare à Tom Sawyer, mais aussi Jahid, le capitaine Günter, Hassan même, et les femmes qui gravitent autour de tous ces hommes, par amour ou par intérêt. Kililana Song, dans cette première partie, apparaît avant tout comme un roman d'ambiance, avec ses belles planches et ses personnages forts en gueule.
 Par certains aspects, ça ressemble à un carnet de voyage, à des chroniques, tant on peine à identifier dans tout cela une autre ligne directrice que le récit d’une journée d’un gosse pauvre et malin de la côte est de l’Afrique. Mais à la fin, un vieux sage évoque la légende du géant Liongo Fumo, qui résista au Sultan Omar lors de l’islamisation de l’archipel. Or, la sépulture de Liongo, sur laquelle veille le vieux gardien, se trouve justement sur l’îlot de Kililana où le promoteur veut construire son complexe. 

On se doute donc que les réponses viendront avec le second tome de la mini-série. En attendant, on profite de cette première partie, dont certaines pages sans bulles invitent à la contemplation, pour s’accorder un moment d’évasion. Kililana Song est un sacré coup de coeur !

lundi 14 octobre 2013

La Planète de M. Sammler


La Planète de M. Sammler
de Saul Bellow

Ce que la Terre doit à la Lune

M. Sammler vit sur Terre. Plus précisément, à New York. C’est un vieil Ostjude, échappé miraculeusement à l’holocauste quand, laissé pour mort après qu’un Einsatzgruppe lui avait fait creuser sa propre tombe et tiré dessus, il s’était hissé au sommet d’une montagne de cadavres, hors de sa sépulture et s’était finalement caché pendant des mois dans un cimetière, nourri par un gardien antisémite, mais humain. Après la guerre, il avait dû son salut à un neveu, Elya, chirurgien-avorteur richissime qui l’avait fait venir aux Etats-Unis et s’était occupé de subvenir à ses besoins et à celui de sa fille, Shula.

Ce que représente M. Sammler, c’est surtout une certaine image de l’ancienne école, le seul survivant d’un peuple exterminé, un Juif polonais éduqué en Angleterre et débarqué à New York. Voilà bien de quoi lui procurer tout le recul et le décalage nécessaires pour incarner « un îlot de méditation dans l’île de Manhattan ». Car autour de M. Sammler, c’est toute une jeunesse étrange et surtout étrangère à la pensée de Sammler qui s’affaire dans la Big Apple des années 60.

La banalité du mal

Tout commence quand M. Sammler surprend un pickpocket noir exécutant ses oeuvres dans un autobus new-yorkais. Le crime, bien sûr, choque la conscience du vieillard, va à l’encontre de ses valeurs. Pourtant, le vieux Sammler est fasciné et ne souhaite rien plus qu’assister à sa répétition. « Dans le mal comme dans l’art il y a l’illumination. », écrit Bellow. Or, pour un survivant comme M. Sammler, s’ouvrir au mal, c’est rappeler vers soi le souvenir de l’holocauste. Ainsi est évoquée Hannah Arendt et sa « Banalité du mal », ce qu’on pourrait qualifier de trait de génie nazi et qui consista à diviser le travail de l’extermination des Juifs de façon à détruire toute notion de responsabilité individuelle ou collective : « Une société de masse ne produit pas de grands criminels. » Faire passer le plus grand crime de l’humanité pour banal était, selon les propres termes de M. Sammler, « une idée de génie ».

Mais cela ne s’arrête pas là. Avec ce basculement, la banalité du mal n’est plus le signe de la barbarie, mais plutôt le sommet de la civilisation bourgeoise occidentale. Toute cette idée s’incarne dans un long monologue que tient M. Sammler au milieu du livre, laissant pour une fois de côté son hostilité à l’égard des explications. Elle tient en la mise en rapport d’un côté du pickpocket noir, sorte de « roi barbare » dans son manteau en poil de chameau, ses lunettes Dior et son costume de sapeur, et qui exhibe sa virilité comme un spectre tout à la fois menaçant et justifiant un pouvoir qui le placerait au-dessus des lois et lui autoriserait le recours au mal ; et de l’autre divers spécimens d’une jeunesse bourgeoise fascinée par le crime et à plus d’un titre névrosée. Parmi ceux-ci, Shula, la fille de M. Sammler, excentrique auto-proclamée qui fouille les poubelles, vole et se livre à quantité d’autres actes inconséquents, mais aussi Wallace et Angela, les enfants d’Elya, respectivement pseudo-intellectuel cherchant à s’épanouir à tout prix et à travers un nombre incalculables d’entreprises toutes plus farfelues les unes que les autres, et quasi-nymphomane, s’exhibant à tout crin et explorant les mystères de sa sexualité un à un ou tous en même temps.

L’aspiration individualiste

Toute cette jeunesse est animée par une revendication : l’aspiration à être un individu. Là où, il y a deux-cents ans, on se contentait d’être partie interchangeable d’un tout simplement défini par une appellation générique (noble, ouvrier, paysan, esclave...), chacun veut aujourd’hui exister et s’affirmer comme un individu unique. Si beaucoup s’accordent pour considérer cela comme un très grand progrès, pour M. Sammler, c’est « effroyable pour qui sait ce qu’est la souffrance ». Car s’épanouir est devenu un fardeau. Les désirs sont infinis et les exigences impossibles, à partir de réalités complexes. En un mot, notre aspiration à l’individualisme repose sur le mensonge de notre unicité ; la réalité - moins conservatrice que hautement régressive et même presque dangereuse - est que nous sommes substituables.

Pour assouvir notre quête d’identité, il ne reste plus que deux voies. La première est une idée qui m’est chère depuis longtemps : la parodie. Contrairement à l’Antiquité où les mythes et les maîtres servaient de guides, notre société refuse l’imitation ; sinon, elle ne serait pas originale. Elle s’enfonce donc dans la parodie, la théâtralité, les comportements excessifs comme ceux des enfants de Sammler et son neveu ; comme, aussi, cette politique du « toujours plus » qu’on retrouve partout autour de nous, ou dans le matérialisme, cette transposition de l’être à l’avoir, de l’essence à l'esbroufe.

L’autre voie est celle du Mal. C’est la voie du Marquis de Sade, philosophe des Lumières à sa façon ; c’est aussi la voie des Raskolnikov, qui veulent, par le meurtre, éprouver leur condition d’ « homme d’exception ». La fascination pour le meurtre et le nihilisme dans les classes bourgeoises n’est plus à démontrer. Le Mal seul est capable d’ébranler la solidité du confort bourgeois et de donner l’impression d’exister - M. Sammler l’a lui-même expérimenté.

Le roi de Lodz

Or, ces deux voies se recoupent. Tout d’abord, si l’on donne à la notion de Mal une définition qui la renvoie au démoniaque, lui faisant englober les arts, le sexe, le matérialisme... La transgression et l’excès. Ensuite, parce qu’elles s’incarnent parfois toutes les deux sous les traits d’un même personnage, tel ce roi de Lodz, un Juif nommé responsable du ghetto de Lodz par les Nazis, et qui envoya des milliers des siens à Auschwitz tout en paradant tel un roi de carnaval dans son carrosse à travers les rues du ghetto où pourrissaient les cadavres en guenilles.

Tout cela, M. Sammler l’évoque en présence d’un scientifique qui traite de la colonisation de la Lune comme d’une nécessité pour l’espèce humaine (nous sommes à la fin des années 60 et la Guerre des Etoiles suscite les fantasmes). La Lune, sous la plume de Bellow, a de faux airs d’oeuvre d’art (« le désir d’être un bateau ivre ou de posséder une âme aspirant à briser les parois d’un univers clos »). Voilà qui rappelle un autre grand écrivain qui redoutait le nihilisme auquel conduiraient les idées nouvelles et soutenait que l’art sauverait le monde.

Sous ses airs faussement conservateurs - Elya, le seul qui ait oeuvré pour le bien de sa famille, a fait ce qu’on attendait de lui sans y prendre plaisir -, La planète de M. Sammler est un roman vraiment intelligent qui ouvre de magnifiques pistes de réflexion. C’est peut-être ça, être un grand écrivain : faire du banal quelque chose d’exceptionnel. Gageons que Saul Bellow a pris du plaisir à éclairer l’humanité. Elle est peut-être là, la voie qui mène à l’exceptionnel, à l’épanouissement.

lundi 7 octobre 2013

Le Fondement de la morale


Le Fondement de la morale
d’Arthur Schopenhauer

Bis repetita

Grisé par son récent succès auprès de l’Académie Royale de Norvège pour son Essai sur le libre arbitre (http://lorgnet.blogspot.fr/2013/06/essai-sur-le-libre-arbitre.html), Schopenhauer soumet, en 1841, son essai sur Le Fondement de la morale à la Société Royale des Sciences du Danemark. La question posée (en latin) était la suivante :

L’origine et le fondement de la morale doivent-ils être cherchés dans l’idée de la moralité, qui est fournie directement par la conscience, et dans les autres notions premières qui dérivent de cette idée, ou bien dans quelque autre principe de la connaissance ?

Schopenhauer recalé

Malheureusement pour l’auteur, au succès, succèdera l’humiliation : non seulement, Schopenhauer ne reçoit pas le premier prix qu’il espérait, mais bien qu’il fût l’unique candidat à avoir fait parvenir sa réponse à la Société Royale (!), celle-ci ne juge pas son travail digne de recevoir quoi que ce soit. Voilà donc l’oeuvre de deux cents pages rejetée comme un torchon sale, son auteur rabroué dans des termes dont la violence affleure sous la froide retenue des sociétaires indignés :

Un seul auteur a essayé de répondre [à la question] : sa dissertation est en allemand, et porte cette devise : « Il est aisé de prêcher la morale, il est difficile de fonder la morale. » Nous n’avons pu la trouver digne du prix. L’auteur en effet a oublié le vrai point en question, et a cru qu’on lui demandait de créer un principe de morale ; par la suite, s’il a, dans une partie de son mémoire, exposé le rapport qui unit le principe de la morale, tel qu’il le propose, avec sa métaphysique, c’est sous la forme d’un appendice ; en quoi il pense donner plus qu’on ne lui demande ; or c’était là justement la discussion qu’on voulait voir traiter, une discussion portant principalement sur le lien entre la métaphysique et l’éthique. L’auteur, de plus, a voulu fonder la morale sur la sympathie : or ni sa méthode de discussion ne nous a satisfaits, ni il n’a réussi réellement à prouver qu’une telle base fût suffisante. Enfin, nous ne devons pas le taire, l’auteur mentionne divers philosophes contemporains, des plus grands, sur un ton d’une telle inconvenance, qu’on aurait droit de s’en offenser gravement.

On le voit donc, le noeud du problème semble être une incompréhension réciproque entre une question peu claire et un raisonnement alambiqué qui a convaincu la Société Royale que l’élève Schopenhauer pondait un long devoir hors sujet. 

A ce titre, la dernière phrase de ce commentaire de copie est assez révélatrice. En effet, si la violence et le mépris dont Schopenhauer fait preuve à l’égard de ses contemporains sont proverbiaux, il n’y a bien que Kant qui soit épargné par la vindicte de l’auteur, lequel ne fait jamais l’économie de superlatifs à son égard et n’hésite pas à qualifier sa pensée de plus brillante de l’histoire de l’humanité - et à s’en servir comme base à la sienne dans son entreprise « d’achèvement » de la philosophie. Et pourtant, c’est bien lui que Schopenhauer passe près de la moitié de son ouvrage à critiquer dans des termes qui semblent avoir heurté la Société Royale au-delà de toute mesure.

Critique de la morale kantienne

Schopenhauer consacre ainsi une large première partie de son ouvrage à critiquer les différentes thèses qui fondaient jusqu’ici la morale. D’un revers de la main, il écarte très justement la pertinence des théologies spéculatives, qui prêchent la morale sans la fonder autrement que dans la supposée volonté d’un dieu ; de même sont écartées les théories tant anciennes que modernes selon lesquelles la vertu, tour à tour, conduirait ou découlerait du bonheur, et fondées quant à elles, soit sur la base de sophismes, soit contre la promesse que nos bonnes actions en ce monde seront récompensées dans un hypothétique prochain monde ; toujours, in fine, en en appelant aux penchants égoïstes de l’homme.

Ainsi, Schopenhauer loue d’abord Kant d’avoir extrait la morale de la recherche du bonheur pour l’emmener sur le terrain métaphysique : la morale existerait pour elle-même. Mais Kant pose l’existence de lois morales pures qui ne reposent pas sur l’expérience. Schopenhauer lui opposera que la loi n’est rien d’autre qu’une convention humaine ; surtout, il traitera cette morale purement conceptuelle, qui se soustrait à l’expérience et donc à l’empirique, de coquille sans noyau : on peut donc craindre qu’elle ne se brise sous la pression d’un examen poussé...

Quoi qu’il en soit, Kant pose donc que la morale est une règle universelle de conduite, ce qui doit être - quand bien même cela ne fût pas. Ainsi, pour agir moralement, « agis d’après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu’elle soit une loi universelle » (Kant, Fondement de la métaphysique des moeurs). Ainsi, voler est immoral puisqu’on ne peut décemment pas souhaiter que le vol soit érigé en loi universelle. On semble en effet, dans un premier temps, renoncer à l’égoïsme et au bonheur individuel puisqu’on abandonne son intérêt propre (qui pourrait bien être de voler) pour celui de la communauté ; mais cela reviendrait presque à supposer que le droit est toujours moral... D’autant que comme la règle de droit, Kant prétend que la loi morale ainsi découverte est un impératif catégorique.

Premier étonnement : ces lois - ne pas mentir, ne pas voler... - que l’on bafoue si souvent et si bien que Kant lui-même reconnaît qu’elles sont ce qui devrait être et non pas ce qui est, seraient donc impératives. Schopenhauer nie l’existence d’une telle obligation dans la sphère philosophique : il appartient selon lui au religieux de commander. Et encore, même le religieux est incapable de commander sans mettre dans la balance des menaces de châtiment ou des promesses de récompenses, fût-ce dans un autre monde, réintroduisant ainsi l’égoïsme dans la morale. Ainsi, Schopenhauer l’affirme, sans la contrainte du châtiment ou l’encouragement de la récompense, il ne saurait y avoir de volonté, ni d’action : respecter la morale kantienne, c’est agir sans raison. On consultera avec bonheur L’essai sur le libre arbitre pour se faire une idée plus précise des mécanisme de la volonté (et in fine, de l’action), et du rôle des motifs.

Mais il y a plus : selon Schopenhauer, l’élaboration même de la norme morale suppose l’égoïsme, ou au moins son pressentiment. En effet, dès lors que l’on ne peut agir sans intéressement (au sens très large, c’est-à-dire, sans motif), que l’on se suppose uniquement auteur de cette maxime supposée universelle et l’on risque bien d’aboutir à une loi profondément immorale. Si la maxime universelle de Kant est morale, c’est bien parce que d’auteur, on se projète comme sujet de ladite maxime : c’est uniquement parce qu’on y est soumis soi-même qu’on la souhaite morale ; sinon, peu nous importerait que le vol soit permis ou non, tant qu’on ne pourrait pas nous voler quand bien même nous pourrions voler les autres. Ainsi ressurgit l’égoïsme que Kant prétendait éradiquer dans sa métaphysique : si l’on se conforme à une loi universelle, c’est bien dans l’espérance que l’univers s’y conformera aussi vis-à-vis de nous. Autrement dit, on énoncera une maxime universelle morale qu'à la condition d'y être soi-même soumis et parce qu'il serait alors dans notre intérêt que tout le monde s'y soumette.

Enfin, le dernier pan de la critique schopenhauerienne de la métaphysique de la morale de Kant s’intéresse à son aspect catégorique impératif. Selon cette idée, il ne suffit pas, pour qu’une action soit morale, qu’elle soit conforme à la loi ; il faut qu’elle soit faite uniquement par respect pour la loi morale : le moindre calcul personnel suffit à la rendre amorale. Ainsi, on ne doit pas être sobre pour garder la santé ou conserver un jugement clair, ni même pour se faire apprécier de ses voisins ou plaire à celle qu’on aime, mais seulement parce que la morale l’impose. Il suffit de se demander au nom de quoi elle l’impose alors, pour constater à quel point la morale kantienne se rapproche du Décalogue ! En plus de nous ramener à l’argument initial selon lequel l’être moral kantien agit sans raison, Schopenhauer vitupère surtout contre ce qu’il nomme une morale d’esclaves :

Ce qui donne au caractère de l’agent une valeur [morale], c’est d’arriver sans aucune sympathie dans le coeur, restant froid, indifférent en face des souffrances d’autrui [...] - Il faut que l’acte soit commandé ! Morale d’esclave ! [...] Pour moi, j’ose dire que le bienfaiteur dont il [Kant] nous a fait plus haut le portrait, cet homme sans coeur, impassible en face des misères d’autrui, ce qui lui ouvre la main, si encore il n’a pas d’arrière-pensée, c’est une peur servile de quelque dieu ; et qu’il appelle son fétiche « impératif catégorique », ou Fitzliputzli, il n’importe. [...] Conformément aux mêmes idées, nous apprenons [...] que la la valeur morale d’un acte ne dépend de l’intention de l’auteur, mais bien de la maxime dont il s’est inspiré. Et moi, je dis, et je vous prie d’y réfléchir, que l’intention seule décide de la valeur morale, positive ou négative, d’un acte donné ; si bien qu’un même acte, selon l’intention de l’agent, peut être ou coupable ou louable.

On le voit donc, les termes de la critiques sont en effet violents, mais elle tombe juste et on se laisse convaincre : Kant est resté théologien, sa morale « un pur déguisement de la morale théologique » ; c’est bien lorsque Schopenhauer développe sa propre thèse du fondement de la morale que l’on a peine à le suivre.

La pitié comme fondement la morale

On aura compris de ce qui précède, et notamment de la raison pour laquelle Schopenhauer loue d’abord l’effort kantien, que la moralité, selon l’auteur, réside dans la destruction du monstre égoïste. Ce motif capital et profond, le désir de bien-être, s’oppose, pour l'auteur, au motif moral : c’est cet égoïsme qui creuse entre chaque homme un fossé qu’il est miraculeux de sauter. Pour combattre cet égoïsme, on a convoqué les dieux et les lois, mais on a vu que l’obéissance aux uns et aux autres ne pouvait être qualifiée de morale : en cherchant à s'ouvrir les portes du paradis ou en évitant que ne se referment celles de la prison, nous ne servons jamais que notre égoïsme.

Dès lors, Schopenhauer cherche donc le fondement de la morale dans l’absence de motif égoïste ; il le trouve dans la pitié. A nous comme à la Société Royale, l’argument semble d’emblée contestable : après tout, lorsqu’on éprouve de la compassion, on souffre nous-même avec l’autre. Ainsi, on ne met in fine fin à la souffrance que l’autre nous inspire que pour cesser nous-mêmes de souffrir. En d’autres termes, on n'opère le saut miraculeux par-dessus le fossé de l’égoïsme que pour nous soigner nous-mêmes, comme si notre médicament ne se pouvait trouver que de l’autre côté de ce gouffre et qu’il nous fallait donc y faire un détour ; mais la guérison de l’autre n’est que le moyen : au final, on ne sert encore que soi-même. Ainsi, il semble qu’en refusant que le motif égoïste puisse être moral alors même qu’il proclamait la quasi-toute puissance du motif égoïste chez l’homme, Schopenhauer tombe dans le même écueil que Kant. 

Mais il y a plus : de la maxime, Neminem laede, imo omnes, quantum potes, juva (« Ne nuis à personne, et quand tu peux, aide »), à la base, selon lui, de la moralité, Schopenhauer conclut que la moralité comporte deux versants : respectivement, la justice et la charité. Or, si l’on comprend bien par quel processus la compassion ou la pitié peuvent mener à la charité, on voit mal toutefois comment ce fondement pourrait, par exemple, dissuader le pauvre de voler le riche (Schopenhauer considérant par ailleurs le vol contraire à la morale car n’obéissant pas au principe de justice - neminem laede) ; sauf bien sûr à considérer que la pitié aurait inspiré à l’ensemble des riches de partager leurs biens équitablement entre tous les pauvres - mais il ne semble pas, par ailleurs, que Schopenhauer appelle le communisme de ses voeux.

Surtout, on trouve à redire dans la façon dont Schopenhauer hisse la pitié au rang de vertu universelle. Comme le note le préfacier de l’édition du Livre de Poche, Alain Roger, « On pourrait s’interroger sur cette ‘naturalité’ de la pitié. L’histoire et l’ethnologie ne nous enseignent-elles pas que de nombreuses sociétés ignorent ce sentiment ? Schopenhauer le conteste : ‘cette compassion [...] est un fait indéniable de la conscience humaine, elle lui est propre et essentielle ; elle ne dépend pas de certaines conditions, telles que notions, religions, dogmes, mythes, éducation, instruction ; c’est un produit primitif et immédiat de la nature, elle fait partie de la constitution même de l’homme’». Pourtant, il semble bien que le philosophe aille ici un peu vite en besogne : ses exemples sont d’ailleurs exclusivement tirés des sociétés hindoues et chrétiennes. Or, s’il est évident que le christianisme, à l’image de Jésus qui se sacrifie pour la rémission des péchés des hommes, valorise la compassion (je ne peux traiter de l’hindouisme que je ne connais pas), il n’est pas certain que dans d’autres sociétés, dans lesquels on ignorerait l’enseignement du Christ, la morale reposerait sur le même fondement. Là encore, on peut opposer à Schopenhauer l’argument qu’il opposait lui-même à Kant : « nul n’a qualité pour concevoir un genre, qui ne nous est connu que par une espèce donnée ».

Le fondement social de la morale

Cette dernière remarque nous incite à penser que la morale pourrait n’être que ce qui répond aux attentes d'hommes donnés (ou à une majorité d'entre eux) à un moment donné et en un lieu donné ; en somme, une convention. Schopenhauer reconnaît d’ailleurs quelques mérites à l’argument :

Quand on songe à ces deux milles années et plus, consumées en efforts inutiles pour établir la morale sur de sûres assises, c’est une pensée qui peut bien venir à l’esprit, qu’il n’y a point de morale naturelle, point de morale indépendante de toute institution humaine : la morale serait donc une construction de fond en comble artificielle ; elle serait une invention destinée à mieux tenir en bride cette égoïste et méchante race des hommes ; et dès lors, sans l’appui que lui prêtent les religions positives, elle s’écroulerait, parce qu’il n’y a ni foi pour l’animer ni fondement naturel pour la porter.

Cela ressemble à du Dostoïevski (si Dieu n’existe pas, alors tout est permis) et cela semble assez juste. Schopenhauer mésestime toutefois l’action des lois, des pouvoirs de police et des nouvelles fictions humanistes qui ont avantageusement substitué la religion, sans laquelle il supposait qu’une telle idée de morale s’écroulerait ; la Déclaration universelle des droits de l'homme a seulement remplacé le Décalogue. Surtout cela semble assez conforme à la réalité.

D’ailleurs, Schopenhauer défend si bien cet idée qu’on s’étonne qu’il l’abandonne de but en blanc, et sans dire pourquoi elle n’est plus valable, pour lui préférer cette thèse selon laquelle la pitié serait à l’origine d’une morale universelle. On ne trouve de réponse que dans ce postulat très contestable et hérité de Kant selon lequel le motif égoïste exclut l’action morale (voir supra). Mais pourquoi un tel antagonisme vis-à-vis du motif égoïste ? Si j’agis honnêtement pour préserver ma réputation et devenir un partenaire privilégié au sein d’une société dans laquelle je serai bien vu, je suis égoïste, mais n’en demeure pas moins honnête ; si je me montre généreux envers la personne que j’aime (ou l’inconnu) parce qu’il me plait de l’aider et que j’en sors grandi à mes propres yeux ainsi qu’à ceux de la société, je suis égoïste, mais n’en demeure pas moins généreux. Ainsi, non seulement, je ne laede neminem, mais en plus, je juva imo omnes, sinon quantum potes, du moins quand je le veux - et ce n’est déjà pas si mal ! Dès lors, pourquoi ne serais-je pas vertueux ?

Voilà donc que l’on se retrouve, nous aussi, à recaler l’élève Schopenhauer ! Oh, pas dans des termes aussi virulents que la Société Royale - d’abord, on n’oserait pas -, mais si la critique est brillante, force est de constater que la démonstration ne convainc guère. On craint en effet que Schopenhauer ne soit lui aussi un théologien, et même un prêtre déguisé ! Et on aimerait lui demander pourquoi donc de toutes les actions que peut produire l’homme, seule l’action morale ne pourrait en aucun cas répondre à un motif égoïste.

jeudi 3 octobre 2013

lundi 9 septembre 2013

La Mort à Venise


La Mort à Venise
de Thomas Mann

L’acquis et l’inné

La mort à Venise, c’est d’abord la rencontre, évidemment funeste, de l’artiste qui, toute sa vie, s’échine à produire le beau par des moyens imparfaits et au prix d’un dur labeur, avec l’incarnation de la beauté même, naturelle et facile, qui se présente à lui sous les traits d’un jeune adolescent polonais croisé dans un hôtel de Venise et poursuivi ensuite dans les ruelles et les canaux de la ville flottante.

Ainsi, Aschenbach, écrivain allemand dans la fleur de l’âge et d’un certain renom - la projection d’un Thomas Mann qui n’est qu’au début de sa carrière mais qui, après le succès des Buddenbrook, pressent l’aura qui sera la sienne après la publication de La montagne magique - entreprend un voyage à Venise après que l’inspiration l’a déserté. On devine dès le début qu’il n’en ressortira rien de bon : une figure de diable évolue sous ses yeux dans un cimetière au moment même où il prend la décision de partir. On la retrouvera d’ailleurs lors de son arrivée à Venise sous la forme d’un gondolier, puis lorsque l’épidémie de choléra se déclarera sous les traits d’un chanteur.

Lorsque l’oeuvre s’anime

Cependant, avant que l’épidémie ne le frappe, Aschenbach fera la rencontre du jeune Tadzio, prodigieusement beau et qui emplira le coeur d’Aschenbach, dont on sait qu’il a la plume laborieuse, de « l’inclination émue de celui dont le génie se dévoue à créer la beauté envers celui qui la possède ». Il tentera d’abord de trouver dans sa culture classique une justification au sentiment qui l’anime afin de le parer d’une sorte du noblesse. Platon et Apollon sont ainsi convoqués pour justifier cette passion pour le beau qui doit mener au sublime, les sens au divin. Ils seront pourtant vaincus : balayés d’un revers de la main par Dionysos et son nez camus qui précipitera d’abord la chute de l’artiste - dont le travail est rendu vain par son incapacité à reproduire par ses moyens limités la beauté à laquelle il est confronté -, puis de l’homme qui sacrifie sa dignité en poursuivant sa proie dans les dédales vénitiens comme un vieux beau honni, puis succombe à l’épidémie qu’il refuse de fuir en même temps que l’objet de son obsession.

C’est donc bien plus que la passion d’un homme d’âge mûr pour un adolescent qu’évoque Mann dans cette longue nouvelle servie par un style absolument éblouissant. Il semble bien, au contraire, que derrière Eros et Thanatos, il soit avant tout question de la condition d’artiste ainsi que d’une réflexion sur la beauté et l’injustice de la répartition des dons. Si Mann se plaint souvent de l’incapacité de l’artiste à rendre compte de la véritable beauté, il n’en demeure pas moins que certains passages sont absolument magnifiques (une description de l’aube vénitienne, par exemple). On n’imagine que trop l’application et le travail qu’ils auront demandés à l’écrivain qui se fond ainsi encore un peu plus avec la figure d’Aschenbach.

Le métier d’artiste

En conclusion, on pourra certainement dire que cette nouvelle est la preuve que le travail d’artiste n’est pas vain : quelle que soit son imperfection, il élève le lecteur - et à travers lui, l’humanité - vers des sphères qu’il n’atteindrait pas sans lui. Mais elle a aussi l’autre mérite de rendre plus perceptible la difficulté de sa tâche, très loin de l’insouciante bohème, et les crises et les désespoirs qu’il peut traverser en l’accomplissant. A ce titre, c’est une oeuvre qui ajoute à sa beauté la grandeur de l’ambition.

lundi 2 septembre 2013

Danse avec Nathan Golshem


Danse avec Nathan Golshem
de Lutz Bassmann

Transhumances

On l’avait déjà pressenti dans Les aigles puent, la chose est maintenant avérée : Lutz Bassman écrit des romans d’amour.

Nathan Golshem était un combattant, et même un des combattants les plus valeureux parmi les üntermensch, ces perdants de la lutte des classes et de toutes les guerres qui en sont réduits à vivre dans des ghettos, sans autre espoir que de se battre jusqu’à une mort vaine.

Nathan Golshem était l’un d’entre eux. Comme eux, il s’est battu ; comme eux, il a été capturé par l’ennemi ; comme eux, il a été abattu et abandonné sur le rivage au beau milieu d’une décharge d’ordures. Ses camarades n’ont pas retrouvé sa dépouille, alors ils ont pris quelques détritus, quelques os de chien, et les ont enterrés pour offrir une tombe à l’âme de Nathan Golshem.

Depuis la mort de Nathan Golshem, tous les ans, Djennifer Goranitzé se rend sur sa tombe quand arrive la première lune de l’automne. Là, après un voyage dangereux et éprouvant, elle construit une tente et elle danse. Elle danse jusqu’au sang, jusqu’à épuisement. Surtout, elle danse jusqu’à ce qu’à la faveur de la nuit, Nathan Golshem la rejoigne sous la tente pour qu’ensemble, l’un contre l’autre, ils rient et évoquent leurs camarades et continuent tout simplement de s’aimer pendant quelques lunes jusqu’à ce que Djennifer Goranitzé doive repartir en promettant de revenir l’année suivante, à moins qu’elle ne rejoigne Nathan Golshem d’une autre façon.

Acculturation

Le monde que Nathan Golshem et Djennifer Goranitzé évoquent entre deux danses est bien connu de ceux qui sont déjà familiers de l’univers post-exotique. Avec les non-humains, les sous-humains, les Yburs ayant survécu au génocide et les vaincus, on évolue dans un monde dans lequel le lien social s’est rompu à jamais pour ne laisser place qu’à une lutte permanente faite de peur et d’oppression entre deux actes terroristes ou l’assassinat d’un quelconque dignitaire de la classe dominante. C’est comme toujours un monde qui ressemble au nôtre : comment n’y pas penser quand sont évoqués le fichage des pauvres qui vivent dans des barres d’immeuble, ou les camps de reformatage imposés par les dominants aux apatrides pour que ceux-ci s’intègrent plus facilement et qui rappellent furieusement ces tests républicains mis en place par le feu Ministère de l’immigration et de l’identité nationale et auxquels était conditionné l’octroi de la nationalité française ou d’une carte de séjour. Les discours débilisants sont aussi récités aux ONG qui viennent en aide à ceux qui acceptent les valeurs de leurs donateurs. Ce thème de l’ « intégration » par « adoption » des valeurs de la classe dominante est récurrent dans ce livre, trop pour que la dénonciation politique ne transparaisse pas ouvertement.

Rien que l’amour

Mais Danse avec Nathan Golshem ne frappe pas uniquement pour la ressemblance qu’entretient le monde post-exotique avec le nôtre et sa portée politique bien actuelle. Au-delà de la critique, il y a surtout le rassemblement de deux êtres qui, miraculeusement, fabriquent « encore et encore [leur] vie avec les déchirures de la vie des autres ». Toute la puissance du roman réside dans cette communion entre deux êtres à travers la vie, la mort et les rêves. Toutes les dimensions du post-exotisme sont mises au service de cet amour et toutes ses formes d’expression aussi : langage des morts, langage des vivants, rites chamaniques, danse, récits de tradition orale et ces longues énumérations qui évoquent tour à tour les insectes que deviennent les sous-humains brisés par la classe dominante et les crimes dont s’accusent les combattants dans leurs aveux quand ils sont pris.

La passion que met Djennifer Goranitzé à danser pour retrouver Nathan Golshem et la tendresse avec lequel elle le traite ; la douceur de celui-ci qui quitte le monde des morts et se réhabitue à celui des vivants pour vivre quelques lunes avec elle ; leur fidélité à tous deux. Mais aussi la manière avec laquelle, à travers leur amour, ils redonnent vie à tous leurs compagnons disparus. Tout ceci contribue à faire de Danse avec Nathan Golshem une des plus belles histoires d’amour qu’il m’ait été donné de lire et sans doute l’illustration la plus magnifique de la richesse de l’univers de la littérature post-exotique. En un mot, ce livre est un chef-d’œuvre.

lundi 26 août 2013

La Pornographie


La Pornographie
de Witold Gombrowicz

La littérature pervertie(t ?)

La quatrième de couverture et la préface du livre font dire à Gombrowicz qu’il voulait avec La Pornographie révolutionner l’érotisme polonais. S’il y parvient sûrement dans une certaine mesure, c’est moins pour son érotisme que pour le malaise que crée chez le lecteur cette représentation de l’obscénité qu’on se souviendra de ce roman marquant à plus d’un titre.

Avant même d’en venir au vif du sujet – la manipulation, forcément malsaine, de deux adolescents par et pour la satisfaction de deux hommes adultes – plusieurs choses interpellent, à commencer par les liens qui unissent l’auteur, le narrateur et celui qui se présente de plus en plus comme son double au fur et à mesure que l’on avance dans le roman, Frédéric. Ces trois entités semblent se confondre d’abord parce que l’auteur, non content d’écrire à la première personne du singulier, va jusqu’à donner son nom, son âge et sa profession au narrateur si bien que le livre apparaît plus comme un récit ou un journal (une confession ?) que comme un roman à proprement parler. Quand on sait que Gombrowicz était en Argentine, et non en Pologne, en 1943, aucun doute ne subsiste : il s’agit bien d’une fiction ; mais le temps du roman, la proximité que semblent entretenir l’auteur et son narrateur à la personnalité pour le moins trouble contribue à accentuer le malaise du lecteur. D’autant plus que se superpose encore, par-dessus ces deux-là, la figure de Frédéric. De prime abord, il apparaît comme un être insignifiant et même une sorte de boulet que l’auteur/narrateur doit traîner derrière lui, une présence disgracieuse et encombrante. Cependant, au fil du roman, il va se révéler lui aussi comme le double de l’auteur – ou plus exactement du narrateur avec lequel il se confond – et même comme son prolongement. On le perçoit d’abord à travers certains détails qui ne peuvent relever d’une saute de concentration de l’auteur tels que ces quelques aptitudes à la médecine prêtées tour à tour au narrateur puis à Frédéric, ou au fait que jamais les deux personnages ne soient visibles en même temps en deux endroits différents (quand, par exemple, Witold est sur une barque et montre à son passager l’endroit où est censé être Frédéric, celui-ci est caché et parfaitement invisible depuis la barque). Surtout, on le perçoit à travers la symbiose qui règne entre ces deux personnages qui pensent la même chose au même moment, communiquent sans paroles et semblent finalement se répartir les rôles de façon à ce que Frédéric s’active à la réalisation des fantasmes de Witold.

Les vers de terre

Au centre de ceux-ci, donc, deux adolescents, Karol et Henia, qui ont toujours vécu et grandi ensemble, sans jamais que leurs jeux ne sortent des limites de l’innocence. Ce qui n’est d’abord qu’une curiosité après que non seulement Witold et Frédéric, mais aussi le fiancé de Hénia lui-même ont tous remarqué la parfaite compatibilité physique entre les deux jeunes gens, vire rapidement à l’obsession lorsque Witold et Frédéric décident que ce (garçon) et cette (fille) – ces parenthèses, utilisées par l’auteur, demeureront un mystère malgré les promesses plusieurs fois réitérées de les expliquer – doivent être ensemble, c’est-à-dire coucher ensemble.

En préface, Gombrowicz réfute toute portée philosophique à son roman, préférant l’idée selon laquelle il se serait contenté de développer un thème et de l’exploiter au mieux. La jeunesse est au centre le celui-ci et semble incarner, sous la plume de l’auteur, à la fois l’innocence et la perversion. La première est évidente en ce que les jeux de Karol et Henia sont toujours restés purs malgré leur proximité et leur puberté. Les deux personnages incarnent une certaine idée de la jeunesse comme l’incarnation de la pureté, et les mystérieuses parenthèses employées par l’auteur semblent pour ainsi dire les préserver du monde extérieur et de ses saletés. Au moins la première partie.

Car il n’est pas besoin de beaucoup gratter cette apparence d’innocence pour révéler une certaine perversité. Les deux jeunes se prêtent en effet sans résistance et non sans plaisir aux jeux et aux mises en scène orchestrées par Frédéric et Witold, qui n’ont d’ailleurs pas besoin d’avancer à pas couverts pour que les jeunes gens rentrent dans la danse. Mieux encore, ce sont Karol et Henia eux-mêmes qui livreront aux deux adultes les clés de leur union en se livrant devant eux à un acte qui apparaît comme un symbole de cette jeunesse innocente et perverse : en joignant leurs deux pieds pour écraser un ver de terre, acte cruel pratiqué avec candeur depuis toujours par des milliards d’enfants, les jeunes permettent à Witold et Frédéric d’élaborer le plan qui cimentera l’union non seulement de Karol et Henia, mais aussi des deux générations, dans le crime et pour l’érotisme. Karol et Henia entrent dans une sorte de pacte sacré avec Frédéric et Witold… et sortent définitivement du monde de l’enfance et de son innocence.

Renouveau de l’érotisme ou pas ; portée philosophique ou non ; La Pornographie est au-delà de ces interrogations un roman à la construction implacable qui marque et interpelle, qui suscite chez le lecteur un trouble certain : en rendant ainsi à la pornographie son sens premier, en exposant au lecteur une obscénité crue, il en fait une sorte de voyeur et, par la même, le complice de Witold et de Frédéric. La boucle est bouclée : entre les mains de Gombrowicz, le lecteur, comme Henia et Karol, perd son innocence et, de jouet, devient complice… et pervers.